Wafa Guiga
Six mois après le déclenchement de la révolution populaire en Tunisie et le départ de Ben Ali,le chemin à parcourir pour un véritable État démocratique est encore long. Le pouvoir en place, constitué de nombreux anciens collaborateurs de l’ancien dictateur, berce le peuple d’illusions tout en réprimant grèves et manifestations. Le processus révolutionnaire peut et doit se reconstruire
Quelques mois après le démarrage du processus révolutionnaire tunisien et le départ de Ben Ali, il est difficile de faire un bilan provisoire. Les acquis sont importants, historiques, mais les difficultés immenses.
La police de Ben Ali a par exemple repris le travail, avec les mêmes pratiques répressives et arbitraires, tandis que les comités d’autodéfense des quartiers ont presque tous disparu.
Des comités locaux pour la protection de la révolution, qui ont pullulé partout, ont été partiellement phagocytés par le parti islamiste Ennahdha. Cette reprise en main a été d’autant plus facile que plusieurs autres organisations les ont progressivement désertés pour aller dans les instances officielles. Ceux – quand même nombreux – qui n’ont pas été récupérés par Ennahdha se sont en partie institutionnalisés, jouant le rôle des municipalités ou celui d’intermédiaires avec celles-ci, plutôt que de contribuer à l’organisation et la coordination des luttes. De plus, le coup de maître qu’a réussi le Premier ministre Béji Caïd Essebsi a été de créer la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, instance pléthorique qui s’est rapidement substituée à la plupart des cadres d’auto-organisation de la population et des travailleurs. Plusieurs organisations (politiques, syndicales et associatives), jugeant importante la participation à cette instance chargée de fixer un cadre légal pour l’organisation des prochaines élections de l’Assemblée constituante, s’y épuisent et désertent de fait le terrain des luttes. Dans cette situation, les grèves – qui sont très nombreuses aujourd’hui – restent isolées les unes des autres. Il n’y a donc pas encore de force de frappe commune et les revendications demeurent au mieux sectorielles.
Le rôle de l’opposition
Ce faible niveau d’organisation et de coordination est par ailleurs entretenu par les illusions constitutionnelles. Une nouvelle Constitution démocratique serait élaborée par l’Assemblée démocratiquement élue. Le gouvernement et plusieurs organisations politiques – notamment libérales – propagent l’idée qu’il serait inutile voire irresponsable de poursuivre les grèves et sit-in aujourd’hui et qu’il faudrait plutôt veiller à ce que les élections se passent au mieux. Cette illusion – car comment des élections libres et démocratiques pourraient-elles être organisées avec un appareil d’État benaliste encore en place ? – a gagné du terrain, notamment dans les rangs de la petite bourgeoisie, considérant que l’essentiel – c’est-à-dire les libertés démocratiques – est acquis et qu’il suffit d’attendre sa consolidation par les élections.
Ainsi, plusieurs organisations politiques consacrent beaucoup d’énergie à la préparation de ces élections fixées au 23 octobre (initialement prévues pour le 24 juillet). Et le jeu des alliances fait partie du paysage actuel :
- constitution d’un pôle moderniste avec pour principal objectif de faire barrage aux islamistes, avec des choix économiques libéraux. Le parti Ettajdid en est le pivot.
- Alliances dans la gauche radicale : le Front du 14 Janvier est en difficulté, mais est en train de se reconstituer. Toutes ses composantes initiales n’y retourneront probablement pas, mais il peut être un front de classe dont le rôle ne se limitera pas à la participation au prochain épisode électoral. Le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT) et la Ligue de la gauche ouvrière (LGO) en seraient les principales forces, celles qui ne l’ont en tout cas jamais déserté.
- Alliances en cours autour de l’identité arabo-musulmane. Les militants des organisations nationalistes arabes s’affichent de plus en plus aux côtés d’Ennahdha.
L’épouvantail islamiste
Le pouvoir tunisien préférant avoir les islamistes comme adversaires, plutôt que des travailleurs organisés sur une base de classe – d’autant plus que la situation économique est loin de s’arranger –, ce parti islamiste est de plus en plus médiatisé, essentiellement avec l’objectif – pour le gouvernement – d’en faire un épouvantail qui oblige au statu quo et justifie la répression. Après avoir tenu un discours très conciliant et pro-démocratique jusqu’à fin janvier, les dirigeants d’Ennahdha ont depuis quelques semaines changé de ton et d’attitude. Par des coups de force, ils ont réussi à avoir la mainmise sur certains conseils locaux de protection de la révolution. Sur les droits des femmes, on note un véritable retour en arrière avec des déclarations en faveur de la polygamie, de rejet de la laïcité, avec la réquisition d’écoles et leur transformation en mosquées, avec, lors d’une rencontre avec des membres de l’administration américaine, la citation de l’État d’Israël comme exemple d’État démocratique non laïque !
En plus de l’instrumentalisation de la menace islamiste, le gouvernement utilise aussi toutes les divisions comme le régionalisme ou les résidus de logiques tribales, permettant ainsi d’alimenter des conflits entre populations. C’était le cas à Métlaoui notamment (bassin minier) où les conflits entre tribus se sont soldés par six décès début juillet, à Gafsa où il y aurait eu au moins douze blessés, ou encore au camp de réfugiés de Choucha près de la frontière libyenne, où des tentes ont été incendiées.
Dans le même temps, le gouvernement tente d’apaiser les esprits en organisant des procès en trompe-l’œil de Ben Ali et des symboles de son régime. Mais certains proches de Ben Ali ont été blanchis, d’autres condamnés à quelques mois de prison avec sursis. Concernant Ben Ali et son épouse, des procès expéditifs leurs sont faits et des condamnations lourdes sont prononcées et s’accumulent sans que cela permette de rendre la moindre justice : ils sont réfugiés en Arabie saoudite et l’État tunisien ne fait pas grand-chose pour obtenir leur extradition ; leur fortune – amassée aux dépens du peuple tunisien – leur appartient. Le procès du système, lui, n’est pas à l’ordre du jour.
Les pressions extérieures
L’épouvantail islamiste, les divisions multiples, les illusions constitutionnelles entretenues, les tentatives d’apaisement ont pour conséquence, voire pour objectif, de détourner l’attentions des questions de fond. Car concernant les injustices sociales, rien n’a changé depuis six mois, à tel point que pour les habitants des régions de l’intérieur de la Tunisie, là où le taux de chômage est le plus élevé et d’où est partie la révolution, le sentiment d’être « les oubliés de la révolution » est omniprésent. Dans certaines communes, les besoins les plus élémentaires ne sont pas garantis, tels que l’accès à l’eau potable, l’électricité, etc. Des manifestations et des sit-in se multiplient, montrant au grand jour des disparités invraisemblables entre régions et communes. S’ajoute à ces injustices une inflation insupportable. Un des exemples révélateurs est celui de la colère des paysans contre les industries agroalimentaires qui se remplissent les poches en imposant des prix extrêmement bas pour les matières premières.
Une campagne contre le paiement de la dette a été lancée, notamment par des militants de la LGO, mais n’est pour l’instant pas très populaire. En fait, les médias n’en parlent pas ou seulement pour dire : « nous sommes un peuple responsable, nous payons nos dettes ». Les forces militantes sont encore faibles pour propager l’idée de l’illégitimité de la dette. Ce n’est en tout cas pas l’axe de lutte ou de campagne privilégié par la plupart d’entre elles.
À toutes ces difficultés s’ajoute le rôle de différentes puissances impérialistes. Ainsi, la formation des gouvernements successifs depuis la chute de Ben Ali a été supervisée par l’administration américaine.
L’impérialisme français est pourtant celui qui est rejeté avec le plus de force, vu l’image néocoloniale de l’État français, sa connivence avec Ben Ali et maintenant avec un gouvernement provisoire dénué de toute légitimité et enfin l’accueil réservé par le gouvernement français aux migrants tunisiens transitant par Lampedusa.
De plus, les entreprises françaises installées en Tunisie depuis des décennies sont toujours là, continuent d’exploiter les travailleurs dans les mêmes conditions, voire avec d’autant plus de pression, avec des menaces de lock-out pour briser les grèves.
Poursuivre le mouvement
Ce tableau qui semble sombre correspond aux difficultés que peut connaître tout processus révolutionnaire et ne préjuge en rien de la suite des événements. Il n’empêche pas de constater l’importance des victoires partielles réalisées depuis six mois. De plus, depuis le début du processus, aucune défaite majeure n’a été enregistrée, et si le processus marque le pas, c’est aussi qu’il faut le temps d’assimiler toute l’expérience accumulée avant d’organiser la suite.
L’acquis le plus important, fondamental pour la suite du processus, c’est la disparition de la peur parmi une population qui, après un long silence forcé, discute désormais de la situation politique dans les lieux publics, sur les lieux de travail, critique et dénonce les membres du gouvernement, s’organise et lutte contre les « restes de la dictature ». L’idée que la lutte paye correspond aujourd’hui à des acquis concrets : le départ du dictateur, des gouverneurs, des dirigeants corrompus d’entreprises publiques et privées, sous la pression des masses mobilisées, ainsi que les titularisations de salariés précaires et les augmentations conséquentes de salaire pour des milliers de travailleurs. Une nouvelle tentative d’occupation de la place de la Casbah a eu lieu pour dénoncer l’inertie du gouvernement. Malgré la répression policière, en ce début d’été, les manifestations commencent à regagner les quartiers populaires des grandes villes du pays.
Ces expériences ont été partagées au-delà des frontières tunisiennes, renforçant l’espoir soulevé par ce processus. Ainsi, chaque pas en avant réalisé par un peuple en lutte – comme la lutte acharnée du peuple syrien, le départ du président yéménite ou le regain de colère et de mobilisations en Égypte – est une motivation supplémentaire pour les travailleurs et la population en Tunisie pour poursuivre et approfondir leur révolution. De même pour la colère qui gagne la jeunesse et les travailleurs de l’État espagnol et de la Grèce, qui peut se propager aux autres pays d’Europe touchés par la crise et confrontés de manière de plus en plus concrète à la question de la dette.
Un été méditerranéen sous le signe des luttes sociales semble démarrer.
Publié dans : Hebdo Tout est à nous ! 113 (28/07/11)
http://www.npa2009.org/content/r%C3%A9volution-tunisienne%E2%80%89-au-creux-de-la-vague
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