Tariq Ramadan
Depuis près de deux semaines, le peuple égyptien défie son gouvernement autocrate et, ce faisant, convoque l’Histoire. L’heure est effectivement grave. Si le régime égyptien, si central d’un point de vue économique, géostratégique et sécuritaire, tombe, alors tout est effectivement possible dans le monde arabe et au Moyen-Orient. Les administrations du monde entier, au premier rang desquelles les Etats-Unis, Israël, l’Europe et les Etats arabes dans leur ensemble, le savent, le sentent et se sont mobilisées dans les coulisses d’un drame populaire qui, en s’allongeant dans la durée, leur permet de chercher des alternatives, de protéger leurs intérêts, de se préparer, pour le meilleur ou pour le pire. Derrière les discours de circonstances célébrant la démocratie, la liberté et les droits de l’homme, les calculs les plus froids et les plus cyniques sont à l’oeuvre. De Washington à Tel-Aviv, du Caire à Damas, Sanaa, Alger, Tripoli ou Riyad, la même préoccupation demeure : comment contrôler le mouvement, comment en tirer profit ?
Car enfin qui, en Egypte et dans le monde arabe, veut vraiment une démocratie réelle ? Hormis les peuples et les voix de la société civile, qui donc a intérêt à ce que les protestations de masse parviennent à atteindre leurs objectifs de liberté, de dignité et de démocratisation réelle ? On entend aujourd’hui Barack Obama, Angela Merkel, David Cameron ou d’autres faire la leçon aux peuples en expliquant ce qui est juste et attendu du point de la démocratie, alors que ces mêmes dirigeants n’ont pas hésité, des décennies durant, à composer avec les pires dictateurs, dont bien sûr Moubarak, qu’ils appellent aujourd’hui à devenir plus démocrate. Qui donc est assez naïf pour croire à ces discours de récupération politicienne ?
Les voix, qui se font entendre de l’intérieur de la société civile égyptienne et dans les rangs de l’opposition, sont devant des choix historiques. La machine de propagande du régime marche à plein régime et a effectivement réussi à jeter le trouble dans de nombreux esprits et à semer la division entre les citoyens égyptiens. Il appartient aux forces d’opposition de rester mobilisées, non violentes et unies dans la protestation, à l’instar de ces extraordinaires images de citoyens coptes et musulmans engagés côte à côte sur la place Tahrir (“libération”) au Caire.
Il importe qu’ils soient lucides, courageux et sans naïveté : la libération ne sera pas aussi “facile” qu’en Tunisie et la révolution sera mille fois encore l’objet de récupération. Les enjeux sont de taille : si le peuple égyptien réussit à renverser le régime autocratique et à s’assurer un minimum de démocratie réelle, alors plus rien ne sera comme avant et le monde arabe pourrait vivre l’émergence d’une nouvelle ère que tous les vrais démocrates devraient appeler de leurs voeux.
Pour ce faire, il est impératif de continuer à exiger non seulement la tête de Moubarak mais le démembrement de son régime et de son système corrompus basés sur le clientélisme, la torture et le vol systématique. Les femmes et les hommes, leaders politiques, intellectuels ou encore les représentants d’organisations de la société civile ou de l’opposition (de la gauche aux islamistes tels que les Frères musulmans) sont devant un choix non moins historique : soit ils arrivent à s’entendre en créant un front d’opposition respectueux de la volonté de liberté du peuple, soit ils essaient de récupérer à leur tour le mouvement populaire et ainsi risquer la division et entraîner la révolution vers un échec programmé.
Car enfin ni la gauche, ni les syndicats, ni les Frères musulmans ne peuvent s’arroger le droit de représenter exclusivement un mouvement de masse qui les dépasse et qu’ils doivent servir. L’avenir du monde arabe dépendra beaucoup de l’intelligence des oppositions qui l’animent : à terme, celles-ci ne pourront blâmer qu’elles-mêmes. On a même entendu des représentants religieux (à l’instar du mufti d’Egypte) se placer du mauvais côté de l’Histoire en condamnant les protestations populaires : si l’islam institutionnel, l’islam serviteur de l’Etat, ne peut (ou n’a pas le courage de) s’opposer au gouvernement qui l’emploie, alors il est préférable qu’il se taise et n’instrumentalise point la religion. L’avenir dépendra de la capacité à mettre sur pied des plates-formes réunissant les voix d’opposition plurielles ; et les élections démocratiques décideront plus tard de qui a la légitimité de représenter le peuple.
Les citoyens occidentaux épris de liberté et de valeurs démocratiques sont aussi devant des choix historiques. Ils peuvent faire semblant de croire à la rhétorique de leurs gouvernements respectifs. Continuer à être naïfs – et se laisser manipuler – en pensant que les Etats-Unis ou les Etats européens redoutent les conséquences des révolutions populaires arabes car ils craignent “sincèrement” que les islamistes s’installent au pouvoir et mettent à mal les droits de l’homme, ceux des femmes et les principes de la démocratie.
Quelle hypocrisie ! Les Etats-Unis n’ont-ils pas une longue histoire de collaboration et de tractations avec les forces islamiques et islamistes les plus traditionnelles, rétrogrades, voire extrémistes, de l’Afghanistan à l’Arabie saoudite ? Ont-ils donc jamais été gênés par l’absence de démocratie et par le manquement aux droits des femmes ? Les Etats-Unis, l’Europe et les Nations unies n’ont-ils pas contribué (avec l’accord du gouvernement israélien) à la mise sur pied des premières élections libres et transparentes dans les territoires occupés en acceptant que le mouvement islamiste Hamas changeât de nom sur leur liste, et qu’il les emporte de façon prévisible… pour ensuite punir et étouffer le peuple palestinien responsable de cette erreur politique ?
L’histoire des relations stratégiques des gouvernements occidentaux avec les mouvements islamistes est longue et faite parfois d’alliances : elle fut déterminée par les intérêts économiques et géostratégiques, et les gouvernements démocratiques n’ont eu aucun état d’âme à s’allier aux forces les plus extrêmes. Il appartient aux citoyens occidentaux de rester cohérents avec leurs principes et d’exiger que leur gouvernement respecte les principes démocratiques et le choix des peuples et qu’ils cessent d’être (volontairement ou non) naïfs devant la diabolisation à géométrie variable des oppositions dans le monde arabe et les sociétés majoritairement musulmanes.
Notre responsabilité en Occident est immense en effet : parce que nous avons la liberté, parce que nous avons accès à l’éducation et à l’information, il est de notre responsabilité de soutenir les revendications populaires légitimes sans hypocrisie ni angélisme. Des forces d’opposition populistes, conservatrices ou même potentiellement radicales existent dans toutes les sociétés d’Orient et d’Occident. Les principes de la démocratie consistent à s’y confronter par le débat et la contradiction politique tant que celles-ci respectent l’Etat de droit, le principe des élections libres et le processus démocratique. Il ne peut jamais être question pour les “démocrates du Nord” d’accepter, au nom de la sécurité et des intérêts économiques et géostratégiques, la dictature, la répression et la torture.
Ce que nous avons entendu ces derniers jours du gouvernement israélien appelant l’Occident à soutenir le dictateur Moubarak est proprement sidérant pour un pays qui s’honore d’être la seule démocratie de la région. Comme si sa sécurité dépendait du fait d’être entouré de dictateurs réprimant leur peuple ! Quelle étrange équation ! Or, un Etat soucieux de sa sécurité et de la stabilité régionales ne fait pas la paix avec des tortionnaires mais avec des peuples libres et dont la dignité est respectée.
Depuis des années, à la suite des attentats terroristes, on a lancé des débats et des forums de “dialogue” et/ou d'”alliance des civilisations”. A la lumière des événements très concrets du monde arabe, ceux-ci apparaissent comme des exercices très théoriques voire des manoeuvres de distraction stratégique destinés à nous empêcher d’aborder les vraies questions politiques à la lumière des nouvelles relations internationales.
Au lieu de répéter jusqu’à l’ivresse en Occident que les forces d’opposition dans le monde arabe sont dangereuses, parce qu’exclusivement islamistes et radicales, et que, implicitement, il serait donc justifié que l’on limitât l’accès des Arabes et des musulmans à la démocratie, il serait bon d’accompagner les peuples vers leur liberté. Quant à la défense de “nos” intérêts qui nous fait parfois oublier bien vite nos principes, il faut rappeler qu’à long terme, le respect des peuples et de leur dignité est le seul moyen de sécuriser notre avenir en Occident. Car l’établissement de peuples du Sud libres et ayant accès à leurs richesses est le seul moyen d’endiguer les déséquilibres internationaux, l’immigration et l’insécurité. Notre avenir est lié, et donc commun.
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