Samir Nair
Béji Caïd Essebsi, le premier ministre tunisien dans un entretien qu’il m’a accordé le 25 avril sur la situation de transition démocratique, déclare son inquiétude devant la situation en Libye ; sans se prononcer sur le fond, ses propos sont cependant clairs : « Chaque jour qui passe est pour nous d’une extrême gravité. Les réfugiés affluent, bientôt nous serons impuissants à contenir les centaines de milliers de gens qui arrivent. Nous sommes devant un dilemme : nous ne pouvons pas laisser ces gens mourir dans le désert. Nous sommes les premiers à payer l’incertitude de la situation libyenne. En même temps, ajoute-t-il, nous savons que le vent de la liberté ne connaît pas de frontières. » Cela signifie : on se plaint en Europe de l’arrivée de 26 000 immigrés tunisiens, nous, sans dramaturgie médiatique, nous recevons vingt fois plus de réfugiés, et ce sera pire si une solution n’est pas trouvée en Libye.
C’est ce que Kadhafi a compris. Sa stratégie a évolué : d’abord, elle consistait à se fondre dans les villes pour éviter les bombardements de ses troupes surarmées, et donc à prendre en otage la population civile ; ensuite, elle consiste à internationaliser le conflit en s’attaquant non à l’Egypte, qu’il ne peut atteindre sans dommages ni en direction des pays africains, qui le soutiennent plus ou moins, mais vers le Sud tunisien. Kadhafi veut faire porter l’effort d’internationalisation du conflit sur la Tunisie, qui a initié le cycle démocratique.
Il veut élargir le champ de bataille. Stratégie d’autant plus facile que l’armée tunisienne est faible, qu’elle est occupée à maintenir ce qui reste encore des institutions républicaines, dans un contexte où les partisans de l’ancien régime n’ont pas désarmé, ils regroupent leurs forces et s’apprêtent à négocier leur place dans le nouveau système qui se met en place.
Les propos de Béji Caïd Essebsi doivent être pris avec gravité. Sous prétexte de poursuivre les insurgés qui se battent pour le contrôle de la frontière avec la Tunisie, Kadhafi intervient militairement sur le territoire de ce pays, alors que les forces d’intervention qui appuient ces insurgés refusent de leur donner les moyens pour vaincre. Le calcul de Kadhafi se fonde sur l’analyse qu’il fait de la situation en Syrie, où le régime de Bachar Al-Assad tue des centaines de civils, sans que la communauté internationale ne réagisse vraiment.
L’intervention humanitaire en Libye a été mal préparée, conçue sur un modèle d’action éclair et à moindres frais. Elle a soulagé la conscience internationale, mais elle s’est faite dans la précipitation et le désordre pour permettre à certains de faire oublier leur soutien sans faille à Ben Ali et à Kadhafi.
La France a poussé à la roue et le Royaume-Uni a adhéré pour des raisons politiciennes. Les deux pays ont tablé sur un seul paramètre : l’effondrement rapide du dictateur libyen. C’était méconnaître le système politique de ce pays. En conséquence de quoi, la résolution 1973 de l’ONU devient inefficace. Il faut donc décider d’une stratégie de long terme, tant dans le domaine militaire que politique.
« Territoire de guerre »
Si l’on veut refuser une intervention sur le terrain, ne serait-ce que parce que les opinions publiques arabes, méfiantes à l’égard de l’Occident, l’assimileront à celle d’Irak, la solution du conflit en Libye sera politique. Elle devra donc compter avec le rapport de force que Kadhafi a instauré sur le plan militaire. S’il gagne, il paralysera le mouvement de révolte démocratique enclenché par les peuples arabes, du moins pour un certain temps.
Nul n’a le droit, de l’extérieur, de s’immiscer dans les choix du peuple tunisien, qui a fait une révolution de portée historique. Mais dans le cadre d’une renégociation du périmètre d’action d’une nouvelle résolution, il peut demander l’activation de l’article 53 de la charte de l’ONU, qui lui donne la possibilité de recevoir de l’aide extérieure sans d’ailleurs devoir déclarer l’Etat agresseur « Etat ennemi ».
L’ONU doit au moins, comme mesure d’urgence, imposer une protection des pays limitrophes de la Libye, laissant à Kadhafi le soin d’apprécier les conséquences militaires de sa stratégie. Il faut aider la Tunisie à se protéger, si l’on veut éviter non seulement la catastrophe humanitaire qui menace mais aussi la transformation de ce pays en territoire de guerre pour Kadhafi.
Sami Naïr, politologue, ex-député européen (Mouvement des citoyens)
* Article paru dans le Monde, édition du 12.05.11.
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