Jan Malewski – Des centaines de milliers de manifestants ont finalement fait dégager le gouvernement Ghannouchi. Un nouveau gouvernement intérimaire a été formé par Béji Caïd Essebsi. Que représente ce gouvernement ?
Ahlem Belhadj : Le deuxième gouvernement de Ghannouchi, même s’il s’était débarrassé de quelques ministres du RCD, en a gardé d’autres. Il était dans la continuité de l’ancien régime. Le 24 février il y a eu le mouvement que nous appelons ici « Kasbah 2 » [1] — il y avait plus de 300 000 personnes pour exiger que Ghannouchi dégage. Le 27 février Ghannouchi et les autres ministres du RCD sont partis.
La Kasbah, la gauche, le Conseil national de la protection de la révolution, les comités régionaux de défense de la révolution — tout le monde demandait un gouvernement « technocrate », pour diriger « administrativement » le pays. Mais, à mon avis, l’extrême gauche a commis une erreur en demandant « un gouvernement technocrate ». Le Front du 14 janvier a fait l’erreur de ne pas avancer la revendication d’un gouvernement ouvrier et populaire…
Donc, en apparence, c’est un gouvernement « technocrate » qu’on a eu. Je dis bien en apparence, parce que ce gouvernement est dirigé par Béji Caïd Essebsi, un ex-ministre de Bourguiba, ex-diplomate et ex-président de la Chambre des députés de Ben Ali, même s’il est vrai qu’il lui a dit « non ». Aujourd’hui son gouvernement est venu satisfaire la demande populaire d’une Constituante qui rompe avec l’ancien régime. Il a dissous le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, ancien parti au pouvoir). En même temps, il s’agit d’un gouvernement tout à fait dans la continuité sur le plan économique et social, même plus que dans la continuité, car il est encore plus lié que ses prédécesseurs à l’impérialisme français et américain. La satisfaction des demandes populaires apparaît donc comme un acquis… Mais que sera une Constituante dont l’élection serait supervisée par un tel gouvernement ? Là est tout le problème !
Le gouvernement a aussi annoncé la dissolution de la Sûreté, c’est-à-dire de la police politique benaliste…
Ahlem Belhadj : En ce qui concerne la dissolution de la Sûreté, ils ont d’abord annoncé qu’il s’agissait de 200 personnes ! Puis ils ont compris que cela ne pouvait passer, alors ils se sont rattrapés et ont donné d’autres chiffres… Pourtant, rien que la flicaille de Ben Ali était au nombre de 12 000. Les chiffres connus jusque-là étaient que le corps de la police comportait 120 000 agents, aujourd’hui, on nous dit 50 000. La situation reste assez opaque à ce niveau, qu’est-ce qui a été dissous ? Qu’est-ce qui reste ? On ne sait pas !
Il a aussi annoncé la dissolution du parti de Ben Ali, le RCD. Qu’en est-il ? Que deviennent les très nombreux locaux de ce parti qui gérait le pays ?
Ahlem Belhadj : Il y a plein de locaux ex-RCD qui sont utilisés par les comités populaires ou par l’UGTT ou encore par des comités d’autogestion ou des comités révolutionnaires… Seuls les bâtiments centraux ont été repris par l’État. Il y avait aussi 12 000 salariés détachés pour le compte du RCD. Quelques-uns parmi eux ont rejoint leurs fonctions, du moins là où ils ont été acceptés, car dans bien des endroits les gens ne les ont pas admis. Si le RCD a été dissous, il a maintenant fait émerger trois partis, autour de trois de « personnalités » qui ont demandé et ont obtenu la reconnaissance de ces « nouveaux » partis. Il s’agit là d’une continuation du RCD.
Les partis politiques qui avaient été interdits sont-ils maintenant reconnus ?
Ahlem Belhadj : Il y a maintenant 49 partis reconnus et la liste est en hausse tous les jours. Le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT) a été reconnu il y a deux jours. La Ligue de la gauche ouvrière (LGO) n’a pas encore demandé sa reconnaissance officielle, mais c’est à l’ordre du jour.
En ce qui concerne l’élection de la Constituante, quelles sont les discussions au sein de la gauche, en particulier au sein du Front du 14 janvier ? Met-on l’accent sur la discussion de la Constitution par les comités populaires et donc sur le contrôle des futur(e)s élu(e)s à cette Assemblée constituante par les comités populaires, ou bien assiste-t-on plus à une poussée électoraliste, chaque parti essayant d’avoir « ses élus », c’est-à-dire pliant devant une forme d’institutionnalisation ?
Ahlem Belhadj : Les deux tendances existent même si, actuellement, il y a une poussée d’institutionnalisme. En même temps il y a l’émergence des conseils révolutionnaires dans les régions et dans les différentes localités. Il y a plein de choses qui se font dans le domaine de l’auto-organisation car il y a eu la dissolution des municipalités et ce sont les conseils, autoproclamés par la population, qui sont en train de gérer les municipalités. En même temps, au niveau central, pour contrecarrer la proposition du Conseil national de protection de la révolution, il y a eu la création du « Haut comité pour la réalisation des objectifs de la révolution, pour la réforme politique et la transition démocratique » — déjà son nom exprime toute la difficulté à lui attribuer une mission claire. Dans ce « Haut comité », 71 personnes ont été nommées, dont 17 représentent des associations, 12 représentent des partis politiques et 42 sont des personnalités.
S’agit-il d’une tentative de coordination ou de centralisation des comités révolutionnaires locaux ?
Ahlem Belhadj : Pas vraiment, parce qu’il y a en son sein très peu de représentants de ces comités locaux. Il y a une ou deux personnes qui sont directement liées à de tels comités et en même temps il y a la représentation de différents partis reconnus jusque-là, il y a l’UGTT et des associations ainsi que des personnalités qui ont une certaine influence dans leur quartier.
La gauche est présente au sein de ce « Haut comité », ce qui fait que la décision de le boycotter ou non est plus difficile à prendre, car certains pensent que la gauche a peut-être la possibilité d’agir pour que cette instance ne soit pas complètement institutionnalisée et coupée de la base, qu’elle pourrait peser pour que ce « Haut comité » ait des liens avec les comités révolutionnaires locaux. Des personnes en son sein sont de gauche ou de l’extrême gauche.
La grande difficulté tient aussi au fait que les partis qui constituent le Front du 14 janvier ne sont pas allés collectivement — en tant que Front — pour discuter de cette proposition. Certains groupes, fractions ou partis ont accepté d’y être indépendamment des autres et trois partis y sont représentés officiellement. Les premiers débats au sein de cette commission ont concerné la représentativité de ses membres et les débats sont toujours en cours.
Y a-t-il des tentatives d’une coordination nationale ou d’un Congrès national des comités locaux auto-organisés ? Ou une discussion sur ce sujet ?
Ahlem Belhadj : Le Conseil national de la protection de la révolution (CNPR) jouait un peu ce rôle de coordination des comités locaux. Mais il a été affaibli par la mise en place de ce « Haut comité », dont la création avait en quelque sorte pour but de remplacer le CNPR, de lui tirer le tapis sous les pieds… Les principales constituantes du CNPR — c’est-à-dire l’UGTT, les Avocats et la Ligue des droits humains — étaient partantes pour ce « Haut comité ». Ainsi, en ce moment, il n’y a plus de direction nationale légitime de la révolution.
Le Front du 14 janvier, qui s’est réuni hier — même s’il n’a pu trancher clairement sur sa présence ou non au sein de ce « Haut conseil » — a adopté un communiqué demandant la réunion du CNPR afin de décider ensemble. Mais nous savons que la direction de l’UGTT a pour sa part déjà pris la décision, que les avocats et la Ligue des droits humains sont aussi partants pour ce « Haut comité ». A mon avis la bataille pour une coordination des structures d’auto-organisation sera peut-être encore possible au niveau de ce « Haut comité », mais c’est loin d’être gagné, parce que l’on sent que la pression de l’institutionnalisme électoral est déjà forte. Bref, c’est un moment où la confusion est grande. On est poussé pour faire partie de ce « Haut comité », parce que le CNPR cesse d’exister — l’UGTT et les avocats l’ont de fait lâché.
Les nouvelles autorités ont réussi à voir un à un les candidats sollicités pour faire partie de ce « Haut comité » et de ce fait le camp de la révolution, qui s’organisait, n’est plus très net. Même un leader reconnu du bassin minier est maintenant dans ce « Haut comité » ainsi qu’une personnalité représentative de Kasserine… Bref, pour le constituer ils ont brassé assez large au niveau des personnalités politiques, afin de les avoir plutôt à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Je pense donc qu’à l’avenir il faudra mener à la fois une bataille à l’intérieur de ce « Haut comité » et à l’extérieur et qu’il deviendra clair assez rapidement qu’il s’agit d’une tentative d’instrumentalisation, dans le but de contrecarrer toute la dynamique de la révolution qui échappait jusque-là aux institutions. C’est une manœuvre assez perverse, car si on ne peut pas dire du mal sur le profil des personnalités sollicitées pour participer à ce « Haut comité », il y a beaucoup à dire sur ce cadre-là.
D’où est venue l’initiative de la création de ce « Haut comité » ?
Ahlem Belhadj : C’est venu comme une réponse à la demande du CNPR, qui voulait être reconnu par le président et avoir des prérogatives pour légiférer. La création du « Haut comité » constituait une réponse à cette demande, en accord avec la direction centrale de l’UGTT, qui n’a pas consulté les syndicats sur cette question. Cela fait plus d’un mois qu’il n’y a plus eu de réunion large de représentants des structures de l’UGTT, qui aurait pu décider de sa politique. Ainsi au sein de l’UGTT il n’y a pas eu de possibilités de discuter cette orientation.
Comment faire aujourd’hui pour que les comités révolutionnaires, qui existent localement, parviennent à se structurer au niveau régional et national ? Comment faire pour qu’à un moment donné il puisse y avoir une réunion nationale, contrôlée par en bas, et non une réunion de ceux qui ont été nommés « chefs » et qui cessent de représenter ce que veulent ceux d’en bas ?
Ahlem Belhadj : C’est effectivement la difficulté, car le danger c’est que ceux, nombreux, qui prennent en charge l’auto-organisation à la base laissent la « grande politique » à d’autres… Car avec l’annonce d’élections le 24 juillet à l’Assemblée constituante — que ce soit avec un mode de scrutin majoritaire (uninominal ou par liste) ou proportionnel — il s’agit bien d’aller à l’encontre de la dynamique d’autogestion. Parviendra-t-on au cours de ce moment intermédiaire — entre maintenant et le 24 juillet — à ce que les comités d’auto-organisation ne soient pas exclus du débat sur la forme de gouvernement et sur la forme de Constituante, à ce qu’ils s’emparent de ce débat ? Saura-t-on jouer le rôle de lien entre ce débat qui démarre « en haut » et ce dont débattent les masses auto-organisées ? En tout cas c’est l’enjeu actuel.
Je suis membre d’un de ces conseils locaux, dans le gouvernorat où je travaille. Pour le moment ce débat-là y est très embryonnaire. Les discussions du conseil concernent surtout des questions immédiates — les responsables à éliminer, les actions à faire, l’auto-organisation locale… — et il n’y a pas de discussions sur ce qui apparaît comme étant trop abstrait : la Constitution, la vie politique… Ce qui intéresse et motive les gens, c’est ce qu’ils peuvent réaliser. Pour le moment on n’arrive pas à passer de là à la question de coordination des conseils…
Est-ce qu’il y a des formes de contrôle ouvrier qui se développent dans les usines ?
Ahlem Belhadj : Pour l’instant très peu. Il y eu quelques expériences, dans les entreprises appartenant aux familles liées à Ben Ali, où les ouvriers se sont retrouvés sans direction — qui s’est enfuie — et ont pris en main la gestion de ces entreprises. Il y a aussi eu pas mal de fermes agricoles qui ont été reprises par des ouvriers, qui ont chassé ceux à qui l’État de Ben Ali avait donné ces propriétés étatiques. Cela concerne 80 grandes fermes. A titre d’exemple, dans une de ces fermes il y a environ 500 personnes, si l’on compte les salariés et les membres de leurs familles. Là, il y a une forme de gestion collective de la ferme. Dans des structures de l’enseignement aussi, dans de nombreux endroits, il y a eu l’élection des personnes qui les dirigent — alors qu’avant ils étaient nommés d’en haut. Dans le transport public il y a eu une grande grève pour changer le PDG qui était un RCD. Mais ce n’est pas très généralisé. ■
Propos recueillis par Jan Malewski, le 16 mars 2011
[1] Kasbah, en arabe « citadelle fortifiée et palais du souverain ». A Tunis, la place de la Kasbah regroupe siège du Premier ministre et le ministère de des Finances (NDLR).
* Paru dans Inprecor N° 571-572, mars-avril 2011.
* militante féministe, ancienne présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates, est une des dirigeantes de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO).
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