Choukri Hmed, maître de conférences en science politique à l’Université Paris Dauphine et chercheur au CNRS, a bien voulu être l’invité d’El Kasbah (*)en répondant aux questions que vous lui avez posé.
Nous le remercions d’avoir bien voulu jouer le jeu et pour le temps qu’il a consacré à préparer ces réponses.
La Révolution
Questions des lecteurs d’El Kasbah – Qu’est ce qu’une Révolution (aboutie)? Que classeriez-vous dans les mécanismes de la Contre Révolution aujourd’hui? N’est- ce pas la ‘dialectique’ entre les deux qui fait qu’une Révolution suive son cours? Ce qui ce passe dans ce pays depuis bientôt deux ans est-il une révolution ? Une révolution qui n’a fait changé que les protagonistes et qui conserve encore jusqu’à maintenant les même règles de jeu, les même pratiques, et les même mentalités, mérite t’elle d’être qualifiée de révolution ? Entre légitimité politique et légitimité révolutionnaire comment s’en sortir ? Et entre légalité et légitimité ?
La réponse à ces questions est loin d’être facile et je n’aurais pas la prétention d’y répondre de façon définitive. Pour une raison simple : c’est que le processus est toujours en cours aujourd’hui.
Et, comme le dit très justement Wendell Phillips, avocat et abolitionniste américain du 19e siècle, « les révolutions ne sont pas faites, elles viennent » (« Revolutions are not made. They come »). Il n’y a pas une définition et une seule de ce qu’on appelle la révolution : c’est d’une part, un changement brutal et rapide dans les institutions d’un État, de ses mythes fondateurs, mais c’est aussi l’effondrement d’un régime politique, de ses élites, de ses règles du jeu ; c’est encore l’émergence, comme dirait Trotsky, d’une autre légitimité, concurrente à celle établie et institutionnalisée.
La Tunisie est, de ces différents points de vue, encore dans le processus révolutionnaire.
On ne peut pas dire que le régime politique, au sens d’une organisation cohérente et réglée du pouvoir et de ses institutions, se soit totalement effondré, comme ne se sont pas effondrés l’Etat et son administration. De la même manière, aucune forme de légalité dotée d’une légitimité largement partagée n’a encore émergé. On le voit bien aujourd’hui puisque depuis quelques mois, avec la fin du « mandat » officiel de l’Assemblée nationale constituante, s’affrontent trois types de légitimités : la légitimité électorale, issue des élections du 23 octobre 2011, revendiquée par la troïka et ses partisans ; la légitimité consensuelle, à laquelle appellent des partis (notamment ceux qui ont perdu lesdites élections, qui se retrouvent notamment dans Nidaa Tounes) et l’UGTT ; la légitimité du mouvement social enfin, qui est celle des organisations d’extrême gauche et des militants participant aux différentes mobilisations multi-sectorielles[1].
En face, la légalité des institutions ne cesse d’être bousculée, contestée, remise en cause et ne cessera pas selon moi avec l’adoption de la Constitution et l’élection d’un nouvel exécutif en 2013.
Au risque de choquer, je dirais que la contestation tous azimuts à laquelle on assiste, qui provoque un sentiment de vertige, d’apathie ou de rejet de la politique chez un grand nombre, quand ce n’est pas la nostalgie de l’ancien régime chez d’autres, est normale dans une telle situation. C’est ce qui montre que la révolution est un phénomène complexe, qui ne se résume pas en une formule ou une phrase.
L’histoire mondiale enseigne que pour qu’il y ait révolution, il ne suffit pas que le peuple se soulève contre ses dirigeants : il faut aussi que différents groupes, individus, qui habituellement ne protestent pas ensemble se retrouvent, se regroupent, autour d’une revendication à portée politique, sociale, culturelle, économique qui remette en cause le régime politique et ses fondements.
Il est donc illusoire de penser que tout va changer en une soirée, une année, voire une décennie.
Certains discours nient tout ou partie de cette révolution en train de se faire (et qui n’aboutira peut-être pas aux résultats escomptés) : je pense à l’ouvrage de Tariq Ramadan qui cède selon moi au complotisme en défendant l’idée que les révolutions arabes sont téléguidées par les Etats-Unis[2], et dans une moindre mesure l’ouvrage récent de Naoufel Brahmi El Mili[3].
La négation du « printemps arabe », expression qui est en soi contestable, est une façon comme une autre de tenter d’expliquer, d’interpréter et de saisir un phénomène inédit, radicalement nouveau, qui bouleverse les savoirs et les prénotions accumulés sur le « monde arabe ». Cette tentative de compréhension de l’incompréhensible confine parfois en Occident, mais aussi en Tunisie chez certains, au ricanement cynique sur l’incapacité démocratique des Arabes et, au-delà, sur l’incapacité modernisatrice du monde arabo-musulman.
Ce qui est dramatique selon moi est que cette croyance soit relayée par de nombreux proto-intellectuels internationaux ou locaux qui ont intérêt, par leur formation, leur profession ou leurs financements, à diffuser l’idée – très benalienne ou 7 novembriste comme on dit en Tunisie – que « le peuple n’est pas prêt pour la démocratie ».
De ce fait, quand je lis certains statuts sur Facebook ou que j’entends les interventions de ces proto-intellectuels, j’y vois surtout une alliance objective avec les nostalgiques de l’Ancien Régime. Cette attitude va également dans le sens d’une criminalisation du mouvement social et de la révolution en général, au nom du « retour à l’ordre ». On a là une des figures classiques de ce qu’Albert Hirschman appelle la rhétorique réactionnaire : « l’effet pervers »[4].
Les réactionnaires ont toujours tendance à vous dire que les changements voulus se retournent toujours en leur contraire et que la révolution, finalement, accouche du projet inverse de celui qui l’a portée au départ. Mais de quel « retour à l’ordre » parle-t-on, alors que jusqu’ici et surtout pendant les 23 dernières années, la réalité politique, institutionnelle, économique, sociale et culturelle de la Tunisie était avant tout un dés-ordre ?
Alors c’est vrai : les risques inhérents à la révolution sont nombreux, et les déceptions comme les frustrations sont nées le 15 janvier 2011 au matin, si ce n’est le 14 au soir, mais il me semble qu’on a là un passage obligé, une régularité historique des phénomènes révolutionnaires.
La transition
Questions des lecteurs d’El Kasbah – Quelle analyse (ou bilan) faites-vous de la situation actuelle dans le pays ? Etes-vous plutôt optimiste ou plutôt pessimiste quant à l’issue du processus que nous vivons actuellement en Tunisie ? Y a-t-il des étapes clé que nous avons ratées et quelles sont celles, à ne pas rater, à venir ? La contre-révolution, c’est qui aujourd’hui, et quelles en sont les manifestations apparentes ? Tout en sachant qu’après chaque révolution il y a des étapes par lesquelles on passe nécessairement pour arriver à la stabilité et la démocratie. Est-ce qu’on est sur la bonne voie et si la réponse est affirmative à quel stade on est ? Est ce facile de passer de la situation de conflit et violence actuelle, a une cohabitation pacifique, une fois les élections sont faites et les cartes sont redistribuées au profit des forces démocratiques? Pourquoi est on passé d’une solidarité exemplaire à un clivage pseudo-religieux? N’a t on pas précipité les choses avec cette rédaction de constitution et des élections alors que le tunisien n’a aucun exemple politique démocratique en son sol ? N’aurait il pas fallu être formé avant via les médias et associations? Cela n’aurait il pas permit aux tunisiens ensemble de choisir ce qui correspondrait le mieux au pluralisme tunisien? Est ce qu’une révolution spirituelle et culturelle pourra avoir lieu dans nos esprits afin de sortir une fois pour toutes du manichéisme primaire qui nous habite ?
La Tunisie est aujourd’hui dans une situation compliquée, ce n’est un secret pour personne. Mais je dois rappeler qu’elle l’est depuis le 14 janvier 2011 au soir. La « solidarité » qui a été au fondement de la manifestation devant le ministère de l’Intérieur et qui a accéléré le départ de l’ancien Président s’est effectivement évaporée dès le lendemain. À cela rien d’anormal : il est plus facile, comme le dit Nelson Mandela, d’abattre une dictature que de construire une démocratie.
Ce qui explique, selon moi, le succès de ce que j’appelle la première situation révolutionnaire, c’est le fait que de nombreux groupes sociaux, différents, se soient retrouvés autour de la revendication « Travail, liberté, dignité nationale » et surtout autour du slogan « Dégage ».
Que ce soit les chômeurs (diplômés ou non), les étudiants, les ouvriers et les petits employés, mais aussi les fonctionnaires, les cadres supérieurs et même les fractions de la haute bourgeoisie empêchés de profiter eux aussi du gâteau, toutes ces catégories ont exprimé leur exaspération, ont protesté ou alors ont concrètement retiré leur soutien au régime. C’est pourquoi on ne peut pas seulement parler de « révolution des pauvres », ni même de révolution des « diplômés chômeurs », même si la sociologie des victimes de la répression montrera – comme c’est souvent le cas lors de conflits armés ou d’épisodes de violence politique – que ce sont les ouvriers et les membres des classes populaires qui constituent la majorité des blessés et des martyrs.
Passer du gouvernement par le consensus imposé, par la politisation privée, la répression, la perte du sens des mots … à l’institutionnalisation du dissensus – c’est une des définitions de la démocratie – n’est pas une chose facile. C’est pourquoi en Tunisie il ne se passe pas une semaine sans que soit remises en cause, en question, des choses qui d’ordinaire appartiennent au sacré dans une société : la place de ses élites, sa place dans le monde, son modèle économique, la place du « peuple », le rôle de la religion, de la langue, de la sexualité, des jeunes, etc. Seule une révolution peut faire que toutes ces questions émergent et se discutent avec cette intensité dans l’espace public, quasiment sans tabou.
De ce point de vue, la Tunisie est aujourd’hui et depuis deux ans un laboratoire à la fois interne mais aussi pour le monde, arabe en particulier.
Quant à l’idée selon laquelle il y aurait des « étapes » à une révolution, elle renvoie au présupposé qu’il y aurait un modèle universel. Mais lequel ? La révolution française ? russe ? chinoise ? iranienne ?… S’il y a bien une loi des révolutions, c’est qu’elle n’en connaît pas[5]. Les révolutions sont un défi pour les populations, mais également et peut-être avant tout pour les dirigeants et les spécialistes, les intellectuels.
Comme lors de tout changement brutal de régime politique, de grands intérêts sont en jeu depuis le 17 décembre 2010 ; et beaucoup de nos dirigeants semblent jouer aux apprentis sorciers. D’ailleurs, s’il y a bien des gens qui n’ont pas pleinement saisi que c’était une révolution, ce sont les dirigeants politiques, de quelque bord qu’ils soient. Ils continuent en effet de faire ce qu’ils savent faire depuis longue date, et tentent par tous les moyens de faire rentrer la lutte dans le champ politique, pour qu’elle n’en sorte plus, ce qu’on appelle la « sectorisation » en science politique.
Alors que « dehors », des tentatives quotidiennes mettent au défi ce repli du politique sur lui-même, les élites croient et tentent de faire croire que la Tunisie est désormais une « démocratie » (représentative), et que l’alternance au pouvoir est désormais chose acquise et nécessaire pour la stabilité du pays et la viabilité de sa transition.
Loin de moi l’idée de soutenir le contraire, mais il me semble que les mouvements sociaux, la « société civile », les mobilisations ponctuelles, tout comme la lenteur des réformes, leur timidité (que ce soit en termes de justice, de sécurité, d’économie), etc. montrent que ce n’est pas seulement « l’alternance au pouvoir » qui solutionnera la crise. Car la crise est avant tout une crise de confiance entre le « peuple » et ses élites. Elle est bel et bien là et elle n’est pas prête de se refermer. De là, par exemple, la profusion des rumeurs, comme sous la dictature, et ce phénomène dangereux mais nécessaire de dés-objectivation des institutions, de l’Etat en particulier.
Concernant la contre révolution, je dirais qu’elle est née en même temps que la révolution, le 17 décembre 2010. De la même manière qu’on ne peut parler de « la » révolution (en raison des intérêts différents pour lesquels les gens se soulèvent ou retirent leur soutien au régime : un emploi, de la liberté d’expression, la liberté d’exercer sa religion, de la justice sociale, l’accès au confort, etc.), il n’y a pas « une » contre-révolution et une seule. Celle-ci est multiforme par nature. Et ce qui complique les choses, c’est que tout le monde agit au nom de la révolution, y compris les contre-révolutionnaires.
Sont-ce seulement « les RCDistes » ? C’est la partie émergée de l’iceberg, bien que dans ce cas comme dans d’autres, on ne sache pas très bien de qui on parle, même si les responsables sont connus dans les administrations, les entreprises, les ministères, les localités. Je dirais qu’il y a une coalition d’acteurs différents, qui ont intérêt à ce que les idéaux portés par les Tunisien-ne-s entre le 17 décembre 2010 et le 25 février 2011 (fin de la Kasbah 2) ne se réalisent pas ou pas totalement.
La dialectique révolution-contre révolution traverse, à des degrés divers, toutes les formations politiques : des partis comme ceux qui ont accepté de prêter main forte aux premiers gouvernements provisoires comme le Parti républicain (Al Joumhouri), La Voie Démocratique et sociale (Al Massar al Dimûqrâtî al Ijtimâ‘î), les membres du RCD reconvertis mais également certaines franges d’Ennahda, d’Ettakatol, du CPR, etc.
Ce qui est nouveau et singulier, en revanche, c’est que toutes ces forces politiques sont aujourd’hui forcées, contraintes de se justifier devant le « peuple », dans un espace public en totale recomposition, aux règles floues et malheureusement encore non-institutionnalisées, non réglementées, non stabilisées. Or la démocratie, ce n’est pas un modèle qu’on importe et qu’on adapte. Le triste exemple irakien est là pour le rappeler. Ce n’est pas seulement des procédures, aussi « honnêtes, transparentes et libres » soient-elles, comme les élections. Ce n’est pas un « pur esprit ». Ce sont des règles qu’imposent des challengers aux autres et surtout à eux-mêmes.
Justice transitionnelle
Questions des lecteurs d’El Kasbah – De quel modèle la Tunisie pourrait s’inspirer selon vous pour mener le dossier de la justice transitionnelle qui tarde à se mettre en route ? (notamment au regard des expériences connues de l’Espagne, Afrique du sud, Amérique latine, …)
Il est vrai qu’en termes de justice transitionnelle, la Tunisie n’est pas seule au monde, et sa révolution se fait au 21e siècle. Il y a eu prolifération de « modèles » de sortie de crise. Le pire selon moi serait le Maroc (l’Instance Équité et Réconciliation entre 2004 et 2006), dont on sait qu’elle n’a pas abouti à incriminer les responsables des exactions passées mais qu’elle a contribué au contraire à légitimer le pouvoir en place et la reproduction des pratiques passées.
En tous cas, ce qui est fait par l’actuel gouvernement provisoire est selon moi contre-exemplaire : l’indemnisation proposée, qui est en train d’être mise en œuvre, par le ministère des Droits de l’homme et de la Justice transitionnelle est une aberration. Or il s’agit d’une question prioritaire sans laquelle aucune relation de confiance entre les Tunisien-ne-s et l’Etat et entre les Tunisien-ne-s eux-mêmes ne peut raisonnablement s’établir.
Il ne suffit pas de créer un ministère pour prétendre que la question va être réglée : il faut aussi organiser un véritable débat national et surtout donner des moyens véritables à la justice pour qu’elle puisse faire son travail efficacement et sereinement. Sous ce rapport, on voit bien qu’encore aujourd’hui on est très loin du compte puisque le nombre de jugements des actes de répression, avant et après le 14 janvier est ridiculement faible.
L’organisation de la justice est d’une opacité redoutable et les différentes affaires qui la soulèvent régulièrement montrent bien que, comme l’Intérieur, les Finances ou les Affaires étrangères, il s’agit bien d’un Etat dans l’Etat. Les dirigeants, à différents niveaux, continuent de se comporter comme leur culture politique, acquise dans un contexte particulier, leur enjoint de le faire : dans l’opacité, avec l’idée que le pouvoir, c’est l’information et qu’elle ne doit donc pas être divulguée.
La question identitaire
Questions des lecteurs d’El Kasbah – La tension politique qui se fait sur fond de débats identitaires a tendance à couper la Tunisie en deux : Islamiste/Musulman Vs. Laïc/Non-musulman. Quelle lecture faites-vous de cela et de la place que devrait occuper la religion dans la société et dans la politique ? Le mariage religion/pouvoir peut il pousser à l’institution de la haine ? Comment faire comprendre à Mr tous le monde les limites entre l’islam religion de miséricorde et l’extrémisme fanatique ?
Contrairement à la pensée commune, le clivage « islamistes-laïcs » ou « islamistes-démocrates », qui semble faire des ravages depuis le 14 janvier et plus encore depuis le 23 octobre 2011, n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, en revanche, ce sont ses caractères public, clivant et fortement mobilisateur.
La Tunisie n’est pas déconnectée de ce qui se passe ailleurs, dans le monde arabo-musulman en particulier. L’accès des islamistes au pouvoir leur a permis de tester ce qu’ils savent faire le mieux : l’islamisation de la vie quotidienne, le « retour » aux valeurs religieuses, à la piété, etc.
Or le rendement politique de ces valeurs, on le voit, tend vers zéro au fur et à mesure qu’on avance dans la transition. Son rendement, son utilité marginale pour parler comme les économistes, était très fort pendant la campagne électorale. Et je dois rappeler que ce n’était pas Ennahda qui en a joué le plus, mais les partis dits « modernistes » ou « progressistes », qui – contrairement à ce qu’ils affirment publiquement – ont beaucoup de points communs avec ce parti, notamment la foi (car c’en est une) dans le fait que ce sont les « valeurs universelles » qui guident le jeu politique[6].
Seulement, au vu de la multiplicité des défis de la transition (politiques, administratifs, économiques, justice transitionnelle, sociaux), l’utilité marginale de ces valeurs, de ce bien symbolique a diminué progressivement. Au fond, et pour parler plus simplement, qu’ont à offrir les militants et les dirigeants d’Ennahda aux Tunisien-ne-s que ces dernier-e-s n’aient déjà en termes religieux ? Pas grand chose.
Et j’ajouterais que ce qu’on a qualifié de « reculs » sur la charia comme source première de législation, sur la limitation des droits des femmes (le débat sur la « complémentarité » et le Code du statut personnel), sur le régime politique futur de la Tunisie, sur la criminalisation de l’atteinte au sacré, également le fait que les islamistes soient forcés de se justifier sur leurs liens avec les courants salafistes (y compris dans la confusion, comme le montre la récente intervention de R. Ghannouchi à l’endroit des salafistes), sont la preuve à la fois de la vitalité de l’opposition (interne à Ennahda, à la Troïka et au champ politique en général) mais aussi de la société tunisienne dans son ensemble, dont la majorité ne me semble pas prête à l’importation du modèle wahhabite, pour le dire vite.
Société Tunisienne
Questions des lecteurs d’El Kasbah – Peut-on parler d’un début de bousculade sociale ? Du point de vue du sociologue, quels sont les maux et les richesses de la société tunisienne d’aujourd’hui ? Quels sont les freins à l’instauration de la démocratie ? Que peut (ou doit) faire le politique pour la société ?
L’explosion du nombre des mouvements sociaux, encadrés par l’UGTT ou en dehors des structures syndicales, est selon moi le signe de la vitalité de la société tunisienne. Les JT d’Al Wataniyya ressemblent désormais aux journaux de Radio Kalima immédiatement après la fuite de Ben Ali, qu’on appelait ironiquement « radio i‘tisâmât » : on voit s’enchaîner les reportages sur les innombrables « waqfât ihtijajiyya » (stand-ins) organisés à travers toutes les régions et les villes de Tunisie sans exception.
Il est remarquable que pas une semaine ne se passe sans qu’on entende parler de grèves générales de villes entières, comme Jebeniana la semaine dernière – ce qui en soi est un phénomène extra-ordinaire –, de barrages routiers, de grèves sectorielles, du gaz, du phosphate, des transports, etc.
C’est à la fois un signe de bonne santé de cette démocratie, car le droit d’expression y est dans la plupart des cas respecté (bien que souvent menacé), notamment le droit de ceux qui jusqu’ici, étaient des sans-voix. Cela force les hauts fonctionnaires, les dirigeants politiques et les chefs d’entreprise notamment à clarifier leurs positions vis-à-vis de ce droit bafoué en Tunisie qu’est le droit du travail (et le droit de la fonction publique). Protester contre la localisation d’une décharge publique, se mobiliser pour l’implantation d’une usine, pour des règles de recrutement plus transparentes, contre le démantèlement du service public, etc. sont des droits qu’il est vital de préserver.
Et l’histoire des luttes sociales dans le monde montre que ce n’est pas avec des slogans comme « Travaille ou dégage » que les avancées sociales ont été conquises par la classe ouvrière et pour l’ensemble de la société. Cela étant, cet état d’ébullition permanente ne pourra pas durer indéfiniment. On le voit au Maroc, où il y a depuis deux décennies une ritualisation et une banalisation de l’action protestataire dont s’accommode le pouvoir. Les mouvements perdent de leur efficacité et surtout, les conflits doivent trouver une solution, sinon soit ils s’épuisent – les individus se réfugiant dans la sphère privée[7] –, soit ils se radicalisent (à travers les grèves de la faim, les tentatives de suicides collectifs, ou encore l’islam radical…).
L’accélération que tout un chacun peut constater dans le rythme des scandales, des affaires, des mouvements sociaux est accentuée elle-même par la performativité[8] de la première situation révolutionnaire et qui, Egypte exceptée, est la caractéristique de la Tunisie. Par un acte quasi-magique, il aurait suffi que le peuple hurle « dégage » le 14 janvier 2011 pour que le dictateur prenne effectivement la fuite. Cette performativité est à la fois une bénédiction et une malédiction pour cette révolution. Car si elle a contribué à galvaniser les mobilisations, à accélérer les changements et à déstabiliser les élites dans leurs certitudes et leurs modes d’action, le slogan « Dégage » n’est pas en soi un programme politique. Cette forme d’impasse est redoublée par le fait qu’il y a depuis le début de la révolution une réelle crise – salutaire mais aussi dommageable pour la démocratie – du leadership.
Aucun dirigeant de parti, aucun ministre, aucun des trois « présidents » ne sont aujourd’hui crédités de charisme, en dépit de leurs réelles capacités et qualités personnelles. Cela est dû selon moi au fait qu’« en face », chez les gouvernés, personne n’est disposé à reconnaître l’exceptionnalité de ces qualités et qu’aucun de ces dirigeants ne propose un réel programme politique digne de ce nom. Alors même que les revendications sociales ont été et sont toujours centrales dans la révolution, qui parmi les responsables politiques parle réellement de sécurité sociale ? de fiscalité ? de la nature du contrat de travail ? de solidarité nationale ? d’Etat providence ? Même la centrale syndicale historique peine à élaborer un projet alternatif et cohérent sur le sujet, en dehors des revendications classiques sur les conditions de travail et les négociations salariales. Il me semble que là réside un tabou qui nécessite d’être déverrouillé.
De la même manière, le débat sur les menaces qui pèsent sur les droits des femmes est tout aussi perverti, à l’intérieur comme à l’international. C’est indiscutablement une question fondamentale, mais pas dans les termes dans lesquels on l’entend habituellement. À écouter les ONG des droits de l’homme, on pourrait croire que la question du droit des femmes en Tunisie reste collée à un droit à s’habiller de telle ou telle manière, au mieux au droit à travailler, bref une question de droits individuels. Je caricature à peine. Or les études montrent par exemple que l’occupation de l’espace public concerne autant la Tunisie que les pays européens[9]. Surtout, c’est la participation de la société féminine qui doit être mise sur le tapis : à travers le mariage, la division sexuelle des tâches, l’endogamie, la participation aux instances de pouvoir.
Il serait illusoire de penser qu’on a « reculé » de ce point de vue entre la période bourguibienne et aujourd’hui. Je rappelle en passant que le féminisme d’Etat développé sous Bourguiba puis repris par Ben Ali, qu’il faudrait appeler féminisme répressif d’Etat en réalité, s’est fait largement contre les femmes et leur volonté, avec l’idée que l’Etat est le lieu tout-puissant d’élaboration de l’intérêt général. Les « orphelins de Bourguiba », auto-proclamés « modernistes », semblent oublier les campagnes autoritaires de stérilisation des femmes dans les campagnes comme celles de « dévoilement » : ça, les Tunisiennes n’en veulent plus.
Enfin, un tabou encore plus fort pèse sur le débat public : il s’agit de la discrimination régionale. On parle habituellement et sans sourciller de « tribalisme » pour parler des gens « de l’intérieur » (avec tous les préjugés qui vont avec comme l’ignorance, le sous-développement, le traditionalisme, la violence, etc.), mais on ne parle jamais des solidarités à base régionale qui sont puissamment à l’œuvre tant au sein de l’Etat que dans le monde du travail, comme le fait d’être natif de Sfax, du Sahel, ou de telle ou telle famille. Pourtant, ces solidarités sont aussi « régionales » et donc sociales : elles créent de véritables réseaux de cooptation et de discrimination à base sociale.
Rôle de l’élite
Questions des lecteurs d’El Kasbah – Avec l’absence de tout rôle de l’élite intellectuelle et culturelle dans le déclenchement d’une révolution, et avec son incapacité de concevoir et d’assurer l’évolution de la conscience populaire pour asseoir un schéma d’ordre, comment maintenir l’ardeur révolutionnaire sans tomber dans l’arbitraire et l’anarchie ? Qui peut jouer ce rôle face à une société qui a un tempérament révolutionnaire variable imprévisible? Comment accompagner les avances historiques ? Comment orienter le processus lorsqu’il n’y a pas un porteur d’opinion « crédible »? Comment renouer avec une population déconnectée de son élite depuis plus qu’un quart de siècle ? Comment gagner une confiance laminée par une politique de “tabhim moumanhajj” pratiquée pour plus d’1/4 de siècle pour régner sans fin? La Tunisie dans son histoire contemporaine a raté à plusieurs reprises le chemin de la transition démocratique (56, 71, 81, 89…). Aujourd’hui et face à la fébrilité actuelle de la situation, ne pensez vous pas que la classe politique dans son ensemble apparaît encore assez immature et incapable de mener à bien cette transition ?
L’absence de leadership à la révolution tunisienne, que ce soit lors de sa première phase (du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011) ou après, est en soi un phénomène original et nouveau. En revanche, il n’est pas spécifique à la Tunisie, puisqu’on observe la même configuration dans le cas de l’Egypte, de la Libye, du Yémen, de la Syrie, du Bahreïn… Je pense qu’on doit y voir là un double signe : d’abord, ce phénomène renvoie à la crise du leadership propre aux régimes autoritaires qui se sont fondés, historiquement, sur le culte de la personnalité et la personnalisation excessive des décisions politiques et du pouvoir en général. Les Tunisien-ne-s de 2010 ne souhaitent pas donner de chèque en blanc à un nouveau « commandeur », « Combattant Suprême » ou « Artisan du Changement ».
Ensuite, cette crise du leadership renvoie aussi à la faiblesse des organisations militantes ou politiques, qui soit ont été absentes lors de la première situation révolutionnaire, soit sont encore « à la traîne », essayant par tous les moyens de canaliser, ordonner ou conduire des mouvements qui fondamentalement les dépassent.
C’est le cas de tous les partis politiques sans exception, quoique à des degrés divers. Il est significatif par exemple qu’un parti comme le Parti des travailleurs tunisiens (ex POCT), si présent et enraciné dans les régions du centre-ouest, ait connu une telle débâcle aux élections de 2011.
C’est moins le cas de la principale organisation de mouvement social qu’est l’UGTT, dont le rôle est fondamental dans ce processus mais qui, du fait de ses dissensions internes (et pas seulement entre la « ligne bureaucratique » et la « base ») et de l’absence de programme économique et social clair et alternatif, ne recueille pas l’unanimité des soutiens et multiplie les signes ambivalents[10].
L’absence des intellectuels est quant à elle plus problématique encore. Bien sûr, cette absence n’est pas totale : on a vu et on voit encore ici ou là des prises de positions d’intellectuels, d’universitaires, d’écrivains quant aux différentes situations ou crises que connaît le pays. Mais ces prises de positions sont à la fois, le plus souvent, en rupture ou en décalage avec la réalité que connaissent les Tunisien-ne-s et surtout elles restent trop individuelles, isolées ou contradictoires pour constituer un socle réel de connaissances et de propositions qui puisse permettre d’organiser et de conduire un mouvement plus ample.
De ce point de vue, l’Ancien régime, qui a conduit une véritable politique d’éradication des lieux de pensée et de création culturelle ou scientifique – notamment en sciences humaines et sociales –, est directement responsable de cet état de fait et il semble qu’il faille attendre longtemps avant que le désert intellectuel puisse renaître et refleurir en Tunisie. En tous cas, je ne pense pas que ce soit là une spécificité tunisienne : la « crise des intellectuels » est aussi une réalité européenne et mondiale. Il n’empêche que cette situation est selon moi dangereuse à plusieurs niveaux : d’une part, on manque de chercheurs en sciences sociales qui puissent produire par eux-mêmes leurs matériaux d’enquête et leur propre récit des événements en cours ; d’autre part, il existe en Tunisie des intellectuels et des artistes de valeur, mais l’Etat continue de valoriser et de financer, comme sous l’Ancien régime, les productions les moins rigoureuses, les moins inventives et les moins dangereuses pour « l’ordre public ».
Il y a là un risque d’étouffement et de découragement des initiatives individuelles et collectives. Enfin, cette crise des intellectuels est aussi une crise des élites au sens large : la fracture régionale, par exemple, n’est pas qu’un slogan mais une réelle fracture sociale. Et il suffit de prendre sa voiture et sortir de Tunis pour la voir… ou même y rester en allant se balader à Jbel Lahmar, El Omrane Supérieur, Cité Ettadhamen, Cité Ettahrir, Ibn Khaldoun, El Intilaka, etc., pour s’apercevoir du fossé qui sépare les élites économiques et intellectuelles des classes moyennes et populaires en Tunisie.
Les élections
Questions des lecteurs d’El Kasbah – Lorsqu’un peuple se soulève contre une dictature, et bloque ses ambitions démocratiques dans « les élections » et « une démocratie minimaliste », c’est quoi les enjeux ? Après l’engouement extraordinaire que la révolution a suscité, nous assistons depuis quelque temps à un essoufflement voire un détournement total de la politique, qui risquerait d’aggraver le taux d’abstention déjà important aux premières élections. Que faire?
Comme je l’ai dit plus haut, on est souvent enclin à penser qu’il y aurait « une » révolution, faite par des « révolutionnaires » qui auraient des objectifs uniques, partagés, et clairs. Ce qui s’est passé et continue de se passer en Tunisie depuis le 17 décembre 2010 montre tout le contraire.
Le choix qui a été fait d’adopter la solution de l’Assemblée constituante a émergé lors de la deuxième situation révolutionnaire, après le départ de Ben Ali et la constitution des deux premiers gouvernements provisoires conduits par l’ancien Premier ministre de Ben Ali, Mohammed Ghannouchi. Ce choix a significativement orienté le processus révolutionnaire vers une solution politique : autrement dit, seules les revendications politiques ont trouvé une issue, au détriment des revendications économiques et sociales.
C’est ce qui explique selon moi trois phénomènes conjugués et qui s’auto-entretiennent : le premier est le retour sur le devant de la scène des organisations politiques, alors qu’elles étaient restées à l’arrière-plan lors de la première situation révolutionnaire ; le second est le sentiment, assez généralisé chez les citoyen-ne-s, que la révolution avait été confisquée au profit des professionnels de la politique et des figures de l’Ancien régime en particulier ; le troisième est la crise de confiance entre les représentés et les représentants, dont l’ampleur est largement sous-estimée chez les dirigeants des partis politiques.
Cette crise, qui explique en partie le fort taux d’abstention aux élections pour la Constituante, peut apparaître à certains comme paradoxale : avant même d’avoir expérimenté la démocratie représentative et joué le jeu de nouvelles institutions, les Tunisien-ne-s s’en seraient détourné-e-s et désintéressé-e-s ! Je ne veux pas émettre de jugement de valeur, comme le font la plupart des commentateurs (selon certains, cela montrerait que les Tunisien-ne-s ne sont toujours pas prêt-e-s pour la démocratie), et je me contenterai d’un constat : la plupart des partis politiques souffrent d’une obsolescence idéologique patente : qui peut encore croire au stalinisme en 2012 ? l’unité du monde arabe suffit-elle comme slogan et comme programme politique ? l’islamisation de la vie quotidienne est-elle la solution aux problèmes économiques et sociaux ? le néo-libéralisme n’est-il pas entré dans une crise durable depuis la crise de 2008 ? Ces partis souffrent aussi du fait qu’en dehors du défunt RCD, aucun d’entre eux n’a constitué de base digne de ce nom ni même de liens solides et continus avec les élites intellectuelles, économiques et sociales, aux niveaux national mais surtout local.
Comment bâtir un lien de confiance dès lors que les partis restent profondément centralisés et, pour la plupart, vieillissants ? C’est une question fondamentale, qui suppose que l’organisation des partis soit repensée à partir de la réalité sociale tunisienne et non pas en important des méthodes ou des dispositifs qui, comme la « démocratie participative » (al-dimûqrâtyya al-tashârukiyya) ou « délibérative », ont l’apparence de la « modernité » mais cachent en réalité des fonctionnements et des principes élitistes que la révolution tunisienne a précisément conduit à rejeter.
Sociologie de l’Intox
Questions des lecteurs d’El Kasbah – Comment expliquer qu’au moment où l’on sort d’un long régime de propagande, notamment à travers les médias, et où normalement personne ne veut plus être manipulé; on observe au contraire une prolifération des fausses informations que tout le monde partage sans vérification et avec presque une “complicité coupable”? (parfois on se dit “c’est trop gros pour passer”, et pourtant ça passe!)
Quand on se souvient de ce qui s’est passé entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, mais aussi lors de la révolte du bassin minier en 2008, à Ben Guerdane en 2009 et 2010, lors des émeutes du pain en 1984 ou de la révolte de 1978, on est frappé de voir qu’un des enjeux de tous ces mouvements était de produire une information digne de foi sur les événements.
Personne ne croyait véritablement à la version officielle des faits relayée par les médias publics et privés (il s’agit d’actes isolés, d’actes de terrorisme, d’individus téléguidés de l’étranger, etc.) et on sait combien la présence des réseaux sociaux mais aussi des médias alternatifs (comme Nawaat) a été précieuse pour tou-te-s les Tunisien-ne-s à la recherche d’informations fiables.
De ce point de vue, je crois qu’il faut relativiser la rupture qu’aurait constituée le 14 janvier. Ni les « anciennes pratiques » des journalistes, ni les modes de réception des informations par le public n’ont été radicalement transformés comme par magie. C’est ce qu’on appelle en sociologie les « effets d’hystérésis » : quand bien même la cause d’un état de fait a disparu, les symptômes perdurent. Et ces symptômes touchent à la fois les producteurs et les récepteurs des informations : certes, il n’y a plus à ce jour un « Abdelwahab Abdallah » ni même un ministère de l’Information, mais la domination exercée par ces derniers pendant les dernières décennies ont été à ce point intériorisés par les journalistes que ceux-ci continuent toujours à s’autocensurer et/ou à rechercher d’autres Abdelwaheb Abdallah.
Du côté du public persiste ce sentiment de défiance à l’égard des médias, sentiment qui est parfois total concernant les médias publics (il suffit de lire les commentaires postés sur la page Facebook de la Télévision tunisienne pour s’en convaincre), parce que jusqu’à aujourd’hui et en dépit des tentatives nombreuses, les journalistes n’ont pas donné de gages suffisamment crédibles de leur professionnalisme ni de garanties sérieuses à leur indépendance.
Même le mouvement de Dar Assabah ou la grève nationale des journalistes le 17 octobre dernier, en dépit de leur importance et de leur caractère inédit, continuent de susciter une certaine défiance auprès du public. Tout cela explique que les canaux d’information traditionnels, comme la rumeur ou les réseaux sociaux, soient encore très actifs. Et les « intox » se multiplient logiquement dans ce contexte où l’information représente le pouvoir et où tout un chacun essaie de comprendre « ce qui se passe », avec les (faibles) moyens dont il dispose.
Il faut dire qu’au rythme où vont les choses dans la société tunisienne d’aujourd’hui, frappée comme tant d’autres sociétés par l’accélération inédite et généralisée du temps social[11], il devient très difficile pour un individu lambda comme pour un dirigeant ou un spécialiste de saisir la complexité des phénomènes auxquels cette société est soumise. Prolifèrent dans ces conditions toutes les composantes de la « théorie du complot » mais aussi tout un tas de pseudo-théories et d’intox en tout genre qui ont pour vertu d’introduire de la logique, du certain, du connu, du compréhensible, dans cet océan d’incohérence et d’événements multiformes et anxiogènes.
Influences étrangères
Questions des lecteurs d’El Kasbah – Dans quelle mesure notre retard de développement tous azimut est attribué à nos fortes relations avec la France (Cette dernière ayant été un mauvais modèle l’inspiration dans plein de choses) ? Les pays étrangers ont-ils selon vous une influence assez élevée ou faible sur les choix que prend la Tunisie dans le cadre de cette transition (l’Occident d’un côté, les influences salafistes de l’autre notamment …) ?
Pour ma part, je me garderais de parler de « retard de développement », a fortiori « tous azimuts ». La thèse développementaliste, qui tend à stigmatiser les pays du Sud et à attribuer leur décalage avec les sociétés dites développées à un « retard » culturel et social intrinsèque, a pourtant encore de beaux jours devant elle et reste un présupposé tenace. Ses racines plongent non seulement dans le rationalisme des Lumières mais aussi dans l’entreprise coloniale. Il est assez douloureux de voir à quel point certain-e-s Tunisien-ne-s d’aujourd’hui continuent, bon gré mal gré mais le plus souvent à leur insu, de perpétuer cette croyance sur eux-mêmes et à se dévaloriser, à se dévaluer.
Cela étant dit, la Tunisie est, qu’elle le veuille ou non, intégrée dans un système économique et politique mondial, européen en particulier. On tend souvent à l’oublier, en feignant de croire et de faire croire que c’est parce que la Tunisie ne représente quasiment rien au niveau géopolitique que sa révolution aurait « marché ». Or c’est l’inverse qui est vrai : selon moi, la révolution tunisienne a également signifié le refus d’un modèle économique global qui perpétue les inégalités de toutes sortes en les accentuant. Il s’agit autant des inégalités régionales, économiques, sociales que les inégalités entre pays. C’est le sens du slogan « Travail, liberté, dignité nationale ».
En l’espèce, on peut dire que la rupture avec le modèle benaliste n’est pas totalement consommée : si notre modèle continue d’être la France et, à travers elle, l’Union européenne, alors on va droit dans le mur. De la même manière, la reconduite du projet néo-libéral mâtiné de piété musulmane que propose Ennahda (sur ce point d’ailleurs, rien ne le différencie de Nidaa Tounes) n’est qu’une adaptation et une acclimatation du capitalisme pour mieux le sauvegarder.
Je suis assez frappé de voir la timidité, pour ne pas dire le caractère extrêmement timoré, de la plupart de nos dirigeants quant au drame sans cesse renouvelé des barques de la mort de Lampedusa : le seul traitement qu’ils ont eu à offrir aux Tunisiens était le traitement humanitaire. Or on sait que si ces drames existent – la Tunisie n’est pas une exception, il suffit de voir ce qui se passe au Maroc, en Algérie, en Libye, etc. –, cela est dû à l’inégalité juridique fondamentale qui fait que lorsque n’importe quel Européen peut visiter, s’installer ou investir en Tunisie et dans les pays du Sud en général pour des sommes ridicules et avec une facilité déconcertante, aucun des habitants de ces pays du Sud ne sont aujourd’hui autorisés ne serait-ce qu’à fouler le sol européen.
Cette inégalité radicale est à mon sens à l’origine de ce sentiment d’infériorité et d’humiliation, contraire à la « dignité nationale » revendiquée. Qui plus est, la Tunisie est devenue depuis le 14 janvier 2011 une « terre de conquêtes » pour de multiples puissances qui entrent dans une concurrence féroce pour s’arroger à la fois des parts de marché et des terres d’influence.
Mais de mon point de vue, le salut ne viendra ni de l’Union européenne dont les termes de l’échange avec la Tunisie lui sont clairement défavorables (il suffit de jeter un œil aux conditions du « libre échange » entre les deux parties), ni de l’Arabie saoudite ou du Qatar, dont le projet wahhabite et néolibéral a montré toutes ses limites, ni encore des Etats-Unis.
Par contre, il me semble que l’intégration régionale, à l’échelle maghrébine, africaine ou arabe, sur la base d’un projet qui ne soit pas seulement économique (refaire l’union économique européenne serait désastreux quand on voit aujourd’hui l’état de l’UE) mais aussi politique et social, soit une solution viable et profitable tant à la Tunisie qu’à ses partenaires. Curieusement, ce projet n’a pas beaucoup d’échos dans la classe politique, qui reste, à quelques exceptions près, soit européo-centrée, soit qataro-centrée pour aller vite.
Il faut pourtant rétablir sans tarder, de façon collective, les conditions d’un échange égalitaire et caractérisé par la réciprocité pour recouvrer un peu de cette « dignité nationale » perdue.
Échiquier politique
Questions des lecteurs d’El Kasbah – On note aujourd’hui un climat de tension assez fort entre les différents partis politiques. La transition démocratique peut-elle être menée sans incidence selon vous ? Avez-vous connaissance de pareille situation avec des transitions démocratiques assez tendues qui ont réussi ? Comment analysez-vous ces relations tendues entre partis politiques ? Une simple rivalité pour le pouvoir ? Des dissensions réelles sur le fond, idéologique et sociétal notamment ?
Ce qui est notable, dans le cas de la Tunisie (mais aussi, dans une certaine mesure, de l’Égypte), c’est la double tendance à la bipolarisation et à la violence des rapports entre les organisations politiques. Cette tendance me paraît inévitable dans une situation révolutionnaire. Je parle à dessein de situation révolutionnaire et non de transition démocratique car cette dernière expression, en vogue depuis les années 1980, tend à euphémiser et à minimiser la violence des ruptures provoquées par les soulèvements populaires ainsi qu’à diffuser l’idée selon laquelle il y aurait un modèle de « transition » et un seul, alors que ces modèles sont pluriels et pluridirectionnels.
Que l’on se souvienne de la révolution française avec Thermidor, ou de la révolution russe avec la bolchevisation, ou encore iranienne : les révolutions sont faites d’atermoiements, de revirements, de retours en arrière, de soubresauts particulièrement violents et douloureux. Cette situation provient directement, dans le cas de la Tunisie, du fait que la révolution politique y soit allée relativement plus loin que la révolution sociale : de nombreuses institutions politiques ont été soit dissoutes (la Chambre des députés, la Chambre des Conseillers, le RCD…), soit profondément renouvelées (ANC, présidences du Conseil, de la République, etc.), mais le contrat social, la démocratie sociale sont quasiment restés au point mort.
On a tendance à oublier que la démocratie ne se limite pas aux élections, fussent-elles « transparentes, libres et honnêtes », comme le veut l’expression consacrée. Elle est aussi l’établissement d’un nouveau type de lien social, qui est loin de se résumer à la liberté individuelle et aux droits de l’homme.
Alexis de Tocqueville disait que la démocratie, c’est l’égalité des conditions : il faut que la société assure à chacun des capacités, des droits qui puissent lui permettre de gravir les échelons de la mobilité sociale. De ce point de vue, on voit bien combien la situation en Tunisie est éloignée de cette définition.
Les partis, quant à eux, sont à mille lieues de ces questionnements et de ces revendications, qui sont pourtant très populaires. Ce sont des professionnels de la politique, plus ou moins aguerris, plus ou moins talentueux, qui luttent tous ensemble pour ce qu’ils croient être le plus important : les postes politiques.
En disant cela, je ne voudrais pas laisser penser que j’endosse la posture populiste et antiparlementaire, car il me semble très difficile d’échapper au paradoxe de la représentation, sauf à croire au mythe de l’auto-organisation des masses. Les expériences d’auto-organisation peuvent fonctionner si elles sont limitées dans le temps et dans l’espace ; mais à l’échelle d’un Etat comme celui de la Tunisie, il est quasiment impossible de se passer d’organisations et de représentants.
Reste à définir les règles de la représentation, et c’est là que s’ouvre la boîte de Pandore : faut-il rétablir le tirage au sort au détriment de l’élection ? Faut-il revenir à un scrutin uninominal plutôt qu’à un scrutin de liste, qui favorise les partis et les grosses organisations ? Faut-il plutôt nommer (et non pas élire) des représentants par village, par quartier, par ville en fonction de l’interconnaissance et de la réputation locale ?… Ce sont des questions concrètes extrêmement importantes, qui étaient débattues lors des occupations de la Kasbah en janvier et en février 2011, mais qui ont disparu de l’espace public du fait même que le gouvernement provisoire de B. Caïd Essebsi, aidé par la défunte « Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution » (composée de « représentants » nommés et cooptés, faut-il le rappeler), a décidé de règles du jeu différentes. La focalisation des organisations politiques sur l’échéancier électoral, avec l’annonce plus ou moins officielle d’élections législatives et présidentielles pour le début ou la fin de l’été 2013, a pour effet de tendre la compétition électorale et de la dramatiser.
Car c’est le propre de toute campagne électorale que de dramatiser les enjeux et les questions politiques, afin de capter l’attention des électeurs, de susciter leur intérêt et de justifier en retour l’existence de ces organisations comme seules régulatrices de la situation.
Société civile
Questions des lecteurs d’El Kasbah – La société civile a-t-elle un rôle à jouer pour la réussite de cette transition démocratique. Et quel serait-il selon vous ?
Je dois là aussi faire une précision quant au terme même de « société civile ». La plupart des acteurs de la politique et des journalistes et des commentateurs utilisent ce terme sans trop savoir d’où il vient ni ce qu’il vise. Or ce terme n’est pas neutre : popularisé par les ONG des droits de l’homme et par la plupart des gouvernements occidentaux, il suppose que ne sont légitimes pour s’exprimer et agir dans le champ politique que les groupes et les organisations structurées.
Alors certes, l’explosion du nombre d’associations, de coordinations, de collectifs plus ou moins institutionnalisés est indiscutablement un signe de bonne santé démocratique. Il est important qu’on sorte le plus vite possible de la tutelle de l’Etat et du parti-Etat en l’occurrence sur l’ensemble du tissu associatif. Car c’est au sein de ces « groupements secondaires », comme on les appelle en sociologie pour les distinguer des groupes primaires comme la famille, que s’inventent, s’élaborent et s’éprouvent de nouvelles formes de lien social. Une association, ce n’est pas une famille, ni un cercle d’amis ou de collègues de travail.
Il me semble que de ce point de vue les Tunisien-ne-s tendent à reprendre leur avenir en main et à s’approprier ou se réapproprier des questions, des territoires ou des enjeux qui n’ont pas à être définis et décidés unilatéralement par l’Etat. Le rôle des associations et plus largement des groupes d’intérêt est aussi d’apprendre à construire ce qui nous manque le plus dans la société individualiste – égoïste, au sens d’Emile Durkheim[12], devrais-je dire – que nous a léguée l’Ancien régime : le sens du collectif.
Toutes les relations sociales ont été corrompues et minées par la quête effrénée du profit individuel et par la stratégie personnelle du « sauve-qui-peut ». Il est illusoire de penser que l’effervescence des premiers jours allait durer, comme si une nouvelle société pouvait sortir de ces journées révolutionnaires sans douleur et sans entraves.
Il me semble que l’enjeu est aussi de disposer de larges contre-pouvoirs en face de ceux qui peuvent menacer à la fois les libertés mais aussi l’égalité entre les individus : l’Etat en premier lieu, et toutes les organisations religieuses, économiques, sociales qui seraient tentées d’empiéter sur les valeurs que la révolution a portées et qui, jusqu’à aujourd’hui, n’ont été qu’exprimées comme revendications mais sont loin d’avoir été concrètement matérialisées.
C’est dire que si la « société civile » doit jouer un rôle important, c’est aussi le cas des mouvements sociaux, des mobilisations, des protestations qui constituent tout autant comme je l’ai dit un signe de vitalité de la société tunisienne. Certes, leur régulation et leur organisation paraissent parfois anarchiques, et leur impopularité est tenace chez un certain nombre de groupes sociaux (on se souvient de l’épisode de la Qobba en février 2011, dont un des slogans était « Stop la grève »). Mais du point de vue de l’analyse sociologique, je m’interdirais de porter un jugement sur la dynamique protestataire en Tunisie : la démocratie, c’est la politique institutionnalisée et non-institutionnalisée, qu’on le veuille ou non. Si les citoyen-ne-s se contentaient de voter, ce serait inévitablement la mort de la démocratie.
Et celle-ci, contrairement à ce que laissent penser certains, n’est pas encore advenue en Tunisie bien que des femmes et des hommes luttent, quotidiennement, pour qu’elle advienne.
Choukri Hmed est maître de conférences en science politique à l’Université Paris Dauphine et chercheur au CNRS (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales). Il mène depuis deux ans une large enquête de terrain sur la révolution tunisienne. Ses travaux portent sur la socio-histoire de l’immigration en France et sur la sociologie des mouvements sociaux. Voir sa page personnelle : http://tinyurl.com/aaggy3l
[1] Voir l’intervention de Hèla Yousfi sur TV5 Monde, le 24 octobre 2012.
[2] Tariq Ramadan, L’islam et le réveil arabe, Paris, Presses du Châtelet, 2011.
[3] Naoufel Brahmi El Mili, Le printemps arabe, une manipulation ?, Max Milo Editions, 2012.
[4] Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.
[5] Charles Tilly, Les révolutions européennes, 1492-1992, Paris, Seuil, 1993.
[6] Choukri Hmed, Hèla Yousfi, « La révolution tunisienne à l’épreuve du chiffon vert », Libération, 21 octobre 2012.
[7] Albert Hirschman, Bonheur privé, action publique, Paris, Hachette Littératures, 2006 (1983).
[8] John L. Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1991.
[9] Fanny Arlandis, « La rue, fief des mâles », Le Monde, 4 octobre 2012.
[10] Choukri Hmed, « Réseaux dormants, contingence et structures. Genèses de la révolution tunisienne », Revue française de science politique, vol. 62, n° 5-6, décembre 2012 ; Hèla Yousfi, « Ce syndicat qui symbolise l’opposition tunisienne », Le Monde diplomatique, novembre 2012, n° 704, p. 17-18.
[11] Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.
[12] Emile Durkheim, Le Suicide, Paris, Presses universitaires de France, 1897.
(*)El Kasbah a pour objectif de contribuer à la transition démocratique en Tunisie en apportant des éclairages, des analyses et des opinions.http://tinyurl.com/b5r9nq6)
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