La Tunisie face aux enjeux régionaux : entre leadership et intégration (3/3)

Habib Sayah

Une institution régionale pour la consolidation des transitions démocratiques : une Cour Arabe des Droits de l’Homme

Le deuxième grand traité sur lequel reposerait cette union devrait être une Convention Arabe des Droits de l’Homme, sur le modèle de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et de Sauvegarde des Libertés Fondamentales.

Ce texte est au cœur de l’idée de formation d’un axe démocratique, colonne vertébrale de l’union. Il s’agirait d’un traité au terme duquel plusieurs Etats qui, comme la Tunisie et l’Egypte, auraiet opéré leur transition démocratique, s’engageraient à respecter un certain nombre de droits humains et libertés. Ce ne doit pas être un simple manifeste sans la moindre force contraignante comme la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

Cette convention devrait garantir les droits naturels et sacrés de l’Homme :

  • Droit à la vie : abolition de la peine de mort
  • Interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants
  • Interdiction de l’esclavage et du travail forcé
  • Droit à la liberté et à la sûreté : interdiction des arrestations arbitraires et irrégulières
  • Droit à un procès équitable
  • Dispositions assurant l’état de droit : pas de peine sans loi
  • Droit au respect de la vie privée et familiale : interdiction des écoutes téléphoniques irrégulières et autres abus commis par les autorités en violation de la vie privée
  • Liberté de pensée, de conscience
  • Liberté d’expression
  • Liberté de réunion et d’association

Les traités internationaux primant sur la loi, c’est-à-dire qu’ils ont une force juridique supérieure à la loi, les législations nationales devraient respecter ces traités et les droits et libertés qui y sont garantis, et l’Etat ne devrait en aucun cas les violer. Il s’agit donc, comme ce fut le cas en Europe, de garantir aux citoyens une protection contre les Etats, en contraignant ces derniers à respecter, dans leurs actes et dans leurs législations, les droits garantis par la convention. Ainsi, une nation arabe qui aurait pris le chemin de la démocratie, en adhérant à cette convention, pourrait s’assurer qu’il ne pourra y avoir de retour en arrière, car elle se placerait sous la protection de la convention arabe des droits de l’Homme qui interdirait tout retour à la torture, à la censure etc. C’est donc un moyen de consolider en commun les acquis de nos révolutions et transitions respectives, de nous placer comme gardiens de notre bien commun et du respect des droits et des valeurs pour lesquels nos peuples ont lutté. Il ne s’agit véritablement pas d’ingérence. Nous y voyons plutôt un mécanisme de solidarité des peuples arabes qui se réfèreraient à ce pacte pour se placer sous la protection de leurs frères lorsque le pouvoir dans leur pays retomberait en de mauvaises mains, ou simplement lorsque les dirigeants nationaux commettraient des dérives.

Une Cour Arabe des Droits de l’Homme

Pour assurer l’efficacité du respect des droits de l’Homme dans les Etats membres, il ne suffirait pas de ratifier cette convention et de laisser à chaque Etat le soin de l’appliquer honnêtement. Il est nécessaire que le respect de cette convention soit assuré par une Cour Arabe des Droits de l’Homme composée de juges indépendants issus des différents Etats, à l’image de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Cette cour pourrait infliger des sanctions pécuniaires aux Etats qui n’ont pas tenu leur parole, en violant les droits de leurs propres citoyens. Ce mécanisme fonctionne bien en Europe où par exemple la France, suite à de nombreuses condamnations de la CEDH, a été contrainte d’autoriser la présence d’un avocat tout au long de la garde à vue, et de garantir le respect des droits des citoyens par la Police.

L’autre condition de l’efficacité de cette convention serait la possibilité pour chaque citoyen, association, entreprise, ou Etat de saisir cette Cour Arabe des Droits de l’Homme en vue d’obtenir la sanction d’un Etat qui aurait violé les droits garantis par la convention.

La démocratisation par l’incitation

En plus de remplir cette fonction de consolidation des acquis démocratiques, la Convention Arabe des Droits de l’Homme servirait l’objectif de la démocratisation par l’incitation, car, une fois démontrés les bienfaits du traité de libre-échange, les autres Etats arabes qui voudraient y adhérer seraient obligés de réformer leur législation en vue de respecter les droits de l’Homme et de se conformer aux normes de l’Union, comme l’ont fait avant eux les pays d’Europe de l’Est qui ont rejoint l’Union Européenne. L’autoritarisme des dirigeants arabes étant déjà ébranlé par le vent qui a soufflé de la Tunisie le 14 janvier 2011, certains Etats – surtout ceux qui se sont débarrassés d’un dictateur –  pourraient avoir intérêt à renoncer aux violations des droits de l’Homme pour intégrer l’espace économique de l’union. Au fur et à mesure que l’union s’élargirait, la tentation pour les voisins serait d’autant plus grande de rejoindre le groupe qui aura démontré les bienfaits de l’intégration.

Evidemment, ce volet politique et humaniste de l’intégration serait sans doute l’un des plus difficiles à mettre en place. Des pays comme la Tunisie et l’Egypte, qui ont déjà affirmé leur attachement à la liberté, devraient pouvoir adhérer à une telle convention, afin de bien marquer leur volonté d’exclure tout retour en arrière. En tout cas, l’adhésion à un tel traité permettrait à nos dirigeants de prouver leur bonne volonté ainsi que la pureté de leurs intentions. Mais l’adhésion, même à long terme, des pays qui n’auraient pas réussi à se débarrasser d’un régime autocratique, serait beaucoup plus délicate. Il faudrait également beaucoup d’audace à nos hommes politiques pour conditionner l’entrée de ce « club économique des démocraties » par le respect des droits de l’Homme, au risque de passer aux yeux des autres pays arabes pour des donneurs de leçons.

Conclusion : Pour une diplomatie audacieuse

L’audace… c’est la qualité essentielle dont nos représentants devront faire preuve si nous voulons cette union des démocraties arabes. De même, il a fallu beaucoup d’audace et d’ambition pour construire les bases de l’Union Européenne. Qui seront nos Monnet, nos Schumann et nos De Gasperi ?

L’Union Européenne, a connu de formidables réussites. Celles-là, nous devrons les reproduire. Mais nous ne devons pas non plus tomber dans le piège d’une union-usine-à-gaz, monstre bureaucratique qui ajouterait à la lourdeur des Etats, celle d’une administration régionale… La recherche d’une union politique forcée, sur le plan diplomatique serait également une erreur irrespectueuse des souverainetés nationales. De même, il ne sert à rien, à l’heure actuelle, d’espérer une intégration sur le plan militaire qu’aucun Etat occidental ne permettrait. Soyons humbles, mais ambitieux et raisonnables ; et relevons le défi de l’intégration économique et de la création d’un espace démocratique régional.

L’Union Européenne s’est aussi construite en plus de 50 ans. Or, nous n’avons pas un demi-siècle devant nous. Nous devons au contraire profiter de l’opportunité qui nous est offerte, et nous laisser porter par cet élan démocratique qui pourrait malheureusement s’éteindre si nous ne réussissons pas à le consolider. Cette entreprise ambitieuse mais périlleuse demande la plus grande précaution, et pour cela, nous devrons avancer doucement mais sûrement. La construction n’aura pas besoin de se faire avec tous les pays arabes. Nous devrons commencer à petite échelle, bien choisir nos deux ou trois premiers partenaires et nous concentrer à faire de cette intégration une réussite, avant de penser à l’étendre. Si notre projet est un succès, nous n’aurons pas besoin de le vendre à nos voisins. Ils viendront à nous.

En collaboration avec www.UnMondeLibre.org où l’analyse a été initialement publiée

 http://www.elmouwaten.com/modules.php?name=News&file=article&sid=132