Alma Allende
« La France c’est Paris, le reste n’est que paysage », affirmait avec mépris le centralisme français du XIXe siècle. Nous avons déjà été plusieurs fois dans le centre et le sud de la Tunisie par le passé, mais nous n’avons jamais vu autre chose que des troupeaux et des nuages; des montagnes zébrées et des déserts propres, ainsi que des gens qui, dans les hameaux et les cafés au bord des routes, semblaient accepter passivement d’être transparents et quantité négligeable.
Notre court et intense voyage – parallèle à cet ébranlement qui traverse le pays en ondes successives depuis plus d’un mois – nous révèle la transformation décisive, mentale et matérielle, d’un paysage en territoire. Ce qui distingue un paysage d’un territoire, c’est que le paysage est objet de contemplation, alors que le territoire est objet de dispute. L’intifada tunisienne, c’est cela avant tout: la résistance de tout un peuple qui refuse de continuer à faire partie du paysage. Le centre et le Sud-ouest de la Tunisie est déjà un territoire vivant, bouillonnant d’êtres humains, dans lequel les luttes revendicatives de ces derniers jours revêtent des intensités et des formats inégaux. Dans certains endroits, c’est une révolution; dans d’autres, de la révolte; et dans d’autres encore, un pur désespoir. La manière dont ces différents niveaux s’articuleront va décider s’il se produira ou non une nouvelle transformation: d’un paysage à un territoire, et d’un territoire à une société libre – ou à une terre brûlée.
1.Gafsa
Nous partons le jeudi matin sous la pluie, un temps de chien, avec la crainte de nous heurter à de nombreux obstacles: policiers, milices embusquées au milieu de la route… Mais alors que nous approchons déjà de Kairouan, à 130 Km de la capitale, voici que le ciel s’éclaircit sans que nous ayons rencontré le moindre contrôle. Le premier est militaire, à la sortie de la ville sainte, au rond-point que nous devons emprunter la déviation vers Gafsa, première étape de notre périple. Quelques mètres plus loin, nous prenons avec nous un jeune à l’apparence paysanne qui fait de l’auto-stop et va dans la même direction que nous. Il a des traits rudes, réguliers, simples. C’est un policier. Cela n’a rien d’étonnant. La Tunisie pullule de policiers, d’ex-policiers, de policiers qui nient l’être, de policiers qui se déguisent en voyous, de policiers caméléons qui passent d’une espèce à l’autre. Notre hôte fait partie de la Garde nationale et on lui a accordé une permission pour rendre visite à sa famille après un mois de service à El Aouina, le quartier général dans la capitale. Nous lui demandons, bien entendu, ce qu’il pense de la « thaoura », la révolution, et il se défend de ce qu’il interprète immédiatement comme une insinuation:
— Nous n’avons rien fait. C’est la police et la Garde présidentielle. La Garde Nationale a protégé le peuple en collaboration avec l’armée. Nous avons arrêté quelque 600 hommes des milices de Sériati, l’ancien chef de la garde de Ben Ali.
Tandis qu’il nous raconte quelques contes et légendes, qui font déjà partie du fonds mythologique commun autour de la famille du dictateur, nous sommes doublés par trois jeeps de la police qui escortent un fourgon blindé. En vérité, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous sentir menacés. Ce sont les premiers que nous croisons et nous n’en verrons pas beaucoup d’autres. Il semble qu’ils transportent les salaires des travailleurs engagés sur les chantiers publics. C’est ce que nous explique notre compagnon avant de descendre au croisement d’Hajeb Al Ayoun.
— Essayez de ne pas circuler la nuit, nous prévient-il gentiment avant de nous dire adieu. Les milices profitent de l’obscurité pour lancer leurs attaques.
Nous entrons dans la zone la plus affectée par les convulsions sociales, le foyer d’où sont parties les révoltes, entre Sidi Bouzid et Kasserine, et à partir de là tous les villages que nous traversons conservent des traces des batailles de ce dernier mois.
« La France c’est Paris, le reste n’est que paysage », affirmait avec mépris le centralisme français du XIXe siècle. Nous avons déjà été plusieurs fois dans le centre et le sud de la Tunisie par le passé, mais nous n’avons jamais vu autre chose que des troupeaux et des nuages; des montagnes zébrées et des déserts propres, ainsi que des gens qui, dans les hameaux et les cafés au bord des routes, semblaient accepter passivement d’être transparents et quantité négligeable.
Notre court et intense voyage – parallèle à cet ébranlement qui traverse le pays en ondes successives depuis plus d’un mois – nous révèle la transformation décisive, mentale et matérielle, d’un paysage en territoire. Ce qui distingue un paysage d’un territoire, c’est que le paysage est objet de contemplation, alors que le territoire est objet de dispute. L’intifada tunisienne, c’est cela avant tout: la résistance de tout un peuple qui refuse de continuer à faire partie du paysage. Le centre et le Sud-ouest de la Tunisie est déjà un territoire vivant, bouillonnant d’êtres humains, dans lequel les luttes revendicatives de ces derniers jours revêtent des intensités et des formats inégaux. Dans certains endroits, c’est une révolution; dans d’autres, de la révolte; et dans d’autres encore, un pur désespoir. La manière dont ces différents niveaux s’articuleront va décider s’il se produira ou non une nouvelle transformation: d’un paysage à un territoire, et d’un territoire à une société libre – ou à une terre brûlée.
1.Gafsa
Nous partons le jeudi matin sous la pluie, un temps de chien, avec la crainte de nous heurter à de nombreux obstacles: policiers, milices embusquées au milieu de la route… Mais alors que nous approchons déjà de Kairouan, à 130 Km de la capitale, voici que le ciel s’éclaircit sans que nous ayons rencontré le moindre contrôle. Le premier est militaire, à la sortie de la ville sainte, au rond-point que nous devons emprunter la déviation vers Gafsa, première étape de notre périple. Quelques mètres plus loin, nous prenons avec nous un jeune à l’apparence paysanne qui fait de l’auto-stop et va dans la même direction que nous. Il a des traits rudes, réguliers, simples. C’est un policier. Cela n’a rien d’étonnant. La Tunisie pullule de policiers, d’ex-policiers, de policiers qui nient l’être, de policiers qui se déguisent en voyous, de policiers caméléons qui passent d’une espèce à l’autre. Notre hôte fait partie de la Garde nationale et on lui a accordé une permission pour rendre visite à sa famille après un mois de service à El Aouina, le quartier général dans la capitale. Nous lui demandons, bien entendu, ce qu’il pense de la « thaoura », la révolution, et il se défend de ce qu’il interprète immédiatement comme une insinuation:
— Nous n’avons rien fait. C’est la police et la Garde présidentielle. La Garde Nationale a protégé le peuple en collaboration avec l’armée. Nous avons arrêté quelque 600 hommes des milices de Sériati, l’ancien chef de la garde de Ben Ali.
Tandis qu’il nous raconte quelques contes et légendes, qui font déjà partie du fonds mythologique commun autour de la famille du dictateur, nous sommes doublés par trois jeeps de la police qui escortent un fourgon blindé. En vérité, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous sentir menacés. Ce sont les premiers que nous croisons et nous n’en verrons pas beaucoup d’autres. Il semble qu’ils transportent les salaires des travailleurs engagés sur les chantiers publics. C’est ce que nous explique notre compagnon avant de descendre au croisement d’Hajeb Al Ayoun.
— Essayez de ne pas circuler la nuit, nous prévient-il gentiment avant de nous dire adieu. Les milices profitent de l’obscurité pour lancer leurs attaques.
Nous entrons dans la zone la plus affectée par les convulsions sociales, le foyer d’où sont parties les révoltes, entre Sidi Bouzid et Kasserine, et à partir de là tous les villages que nous traversons conservent des traces des batailles de ce dernier mois.
À Jelma, il y a deux voitures brûlées sur le bas-côté de la route et sur les murs nous pouvons lire: « Vous ne nous volerez pas la révolution », et « Le sang des martyrs n’est pas à vendre ».
À Bir Haffey nous passons devant le siège local du gouvernorat, également incendié.
À Sidi Ali Ben Aoun, c’est le tribunal et un autre édifice au bord de la route qui ont brûlé.
Dans tout le centre et le Sud-ouest de la Tunisie, selon les dires et comme nous pourrons nous en assurer nous-mêmes au cours des prochains jours, presque tous les postes de police, les sièges du RCD, les bureaux locaux des gouvernorats, tout a brûlé sous les coups de la furie ciblée du peuple.
Mais le ciel est également en feu. Malgré les avertissements, nous ne pouvons nous retenir de stopper la voiture sur le bas-côté de la route. Les révolutions ne soignent pas les grippes, mais elles n’empêchent pas non plus les couchers de soleil. On pourrait même dire que l’on devient plus sensible à cette beauté naturelle du crépuscule, dont la fragilité accentue notre anxiété émerveillée. Au-dessus de la vaste plaine pelée, dans un froid intense, le bleu glacé du ciel, illuminé par un soleil déjà caché derrière le Djebel Touil, a absorbé les nuages jusqu’à ne laisser que quelques grands grumeaux isolés, très sombres, traversés de flammes horizontales d’un feu vif. Cendres et flammes: révolution dans le ciel. Nous sommes abasourdis devant cette constance de la nature, indifférente face à l’histoire, mais nous sommes également surpris par notre nouvelle sensibilité historique face à cette indifférence. Dans un certain sens, ce crépuscule du 3 février 2011 n’est pas un paysage, il fait bel et bien déjà partie du territoire.
Quelques kilomètres avant cette halte, nous avons pris un second auto-stoppeur, un homme de grande taille, dans la quarantaine, au visage rond, enveloppé dans un burnous marron clair, au regard impénétrable et astucieux. C’est clairement un produit de l’ancien régime. Nous lui demandons ce qu’il pense de la révolution et il tente de nous répondre dans un anglais invraisemblable, à la serpe, croyant ainsi répondre à nos attentes et en même temps sa distance d’avec son propre pays. Il nous dit seulement qu’il veut émigrer en Libye, où il y a tout ce qui manque en Tunisie. C’est le profil typique – nous explique ensuite notre ami Boomjida – du trafiquant d’essence, menacé dans ses intérêts par la chute du régime. Comme sur toutes les routes du Sud, nous sommes passés, sur notre droite et notre gauche devant les bidons bleus et rouges caractéristiques de ces vendeurs irréguliers qui transportent le carburant depuis la Libye et le vendent illégalement aux automobilistes tunisiens avec la complicité de la police, qui bénéficie indirectement du trafic. Maintenant, notre ami, menacé de ruine, rêve de se rendre dans le pays d’où provient cette essence et dont il s’imagine pour cette raison qu’il y coule des ruisseaux de miel et de lait, comme d’une corne d’abondance.
Gafsa, à 390 km de notre point de départ, est la capitale du gouvernorat du même nom. Avec 90 000 habitants, c’est la neuvième ville du pays et le centre industriel du phosphate, l’une des principales ressources économiques de la Tunisie. À 18h30, heure de notre arrivée, il fait déjà nuit. Les rues, densément occupées par l’armée, sont presque vides. Nous nous arrêtons avec Mehdi et Lofti au Coin bleu, un café situé juste en face du commissariat de police, incendié pendant les révoltes. Mehdi était en troisième année à la faculté de mathématiques quand il a été expulsé pour avoir « copié à un examen », c’est à dire pour son militantisme politique. Lofti est instituteur. Tous deux sont très pessimistes quant à l’espoir d’un changement réel.
— Maintenant, il y a un peu plus de liberté pour s’exprimer, déclare Mehdi. Cela durera dix jours, comme en 1987. C’est vrai, ils nous permettent de parler de révolution, mais pas de faire la révolution. Il n’y a pas de dictateur, mais bien une dictature.
Mehdi nous rappelle qu’il y a toujours des prisonniers politiques et que, sur les 24 nouveaux gouverneurs nommés par le gouvernement, 19 appartiennent au RCD et 9 sont impliqués dans des affaires de corruption. Il nous montre, par ailleurs, le communiqué de fondation de l’Union générale des jeunes de Gafsa, un cache-sexe du RCD qui, sous une rhétorique « révolutionnaire », appelle au retour à la normalité et à travailler pour le pays. Ils noyautent tout en changeant de couleur.
Nous avons quitté Tunis, la capitale, en plein pullulement de grèves sectorielles: les transports, le personnel aéroportuaire et même les imams des mosquées. Mais Mehdi et Lotfi relativisent leur importance:
– Il y a de petites grèves sectorielles, avec des revendications particulières, mais le peuple semble commencer à accepter le gouvernement. La stratégie de la peur est en train de donner des résultats. Le chantage économique et la menace policière obligent la population à s’incliner devant le nouvel ordre qui, en réalité, dégoûte presque tout le monde.
À ce moment Redha Redhaoui entre dans le café, c’est l’extraordinaire avocat dont nous avons fait la connaissance il y a quelques jours à Tunis. Il semble assommé et fatigué; le visage satiné, les traits tirés, décoiffé, comme s’il venait de sortir du lit. Il a la grippe et il en rajoute immédiatement au pessimisme de ses compagnons.
— Nous allons à la catastrophe. En fait nous n’avons qu’une seule alternative : ou bien une dictature bien pire que celle de Ben Ali, ou bien une guerre civile. Les partis et les syndicats doivent laisser tomber les revendications sectorielles pour avancer des revendications politiques. C’est vrai que c’est impressionnant ce qu’a arraché la révolution. Il y a en ce moment dix millions de Tunisiens qui parlent de politique. Le problème, c’est qu’ils n’ont pas de culture politique, ni une vision commune et partagée qui pourrait leur servir pour influer sur le cours des choses. Tout marche seul, par une sorte d’automatisme déchaîné, sans que personne n’intervienne, sauf précisément les agents de l’ordre ancien. Nous devons défendre la révolution face au gouvernement, mais nous ne pourrons le faire qu’en la défendant en même temps du peuple.
Même de mauvaise humeur, Redha est d’une générosité impérieuse. Il est facile de s’en remettre à lui et de se laisser guider. Nous le suivons sans savoir où nous allons, à peine deux heures avant le couvre-feu, sans avoir non plus cherché un endroit pour dormir. Nous nous éloignons un peu du centre, en suivant sa voiture avec la nôtre, jusqu’à une grille qui donne accès à une enceinte surveillée par l’armée dans l’obscurité.
– Nous allons manger ici. Mais on dort mieux ailleurs.
Il s’agit du restaurant d’un hôtel où nous mangeons et, surtout, buvons abondamment. Redha commande une bouteille après l’autre et au fur et à mesure que le vin coule dans son corps, il récupère son ton habituel, les couleurs de son discours, la chaleur de sa vive intelligence. Notre groupe est rejoint par des avocats, des amis à lui, Adel et Mohsen, et Redha m’invite à m’asseoir à ses leurs côtés tandis qu’au bout de la table, il fait honneur à une épaule à la vapeur, spécialité de Gafsa.
— « Parle avec eux », me dit-il. Ils sont plus optimistes que moi.
Au début, Adel partage l’opinion générale selon laquelle le gouvernement tente d’imposer sa légitimité par la terreur. La propagande agite le spectre des milices, de l’islamisme et des nécessités économiques pour stopper la révolution. Le gouvernement est lui aussi intéressé par ce bouillonnement de revendications sectorielles car il peut ainsi donner l’illusion d’une normalité démocratique, tout en laissant dans l’ombre les questions centrales, qui sont politiques et structurelles. Au bout de 56 ans, il est normal d’assister à une telle explosion de revendications légitimes, le problème, c’est qu’elles ne s’inscrivent dans aucun plan d’action général.
– En Tunisie, il y a eu une intifada avec des réformes, mais pas encore une révolution.
Redha intervient pour rappeler une particularité du processus.
– Il y a eu d’emblée une contradiction qu’on ne peut pas oublier. La révolution est née à Sidi Bouzid, la région la plus agricole, la plus arriérée et la plus fermée du pays. Il s’agit de gens très pauvres, en majorité des paysans, qui pendant des années ont soutenu sincèrement Ben Ali et qui subitement se sont sentis trahis par lui – ce qui explique leur réaction. Ce sont des gens qui ont encore une mentalité féodale qui ont porté le premier coup au régime, et non des secteurs marginalisés de chômeurs urbains plus ou moins qualifiés, comme on le pense.
Tandis que nous mangeons et parlons, la chaîne Al Jazeera transmet des images en direct de la Place Al Tahrir au Caire. Ce sera le cas pendant tout notre voyage: dans les cafés, dans les restaurants, dans les hôtels, dans les maisons particulières, la place Al Tahrir est comme un soleil que personne ne regarde mais qui illumine et imprègne toute l’atmosphère. Les conversations sur l’Égypte ont remplacé les discussions habituelles sur la météo.
« La similitude entre la Tunisie et l’Égypte est évidente, le plan US apparaît lui aussi clairement, » dit Adel.
Le souci des USA est clair en effet, la preuve en est que son nouvel ambassadeur en Tunisie vient de leur ambassade en Irak. On cite, par ailleurs, un article que nous avons lu dans la matinée sur euobserver.com, qui raconte la visite à Bruxelles du nouveau Ministre des Affaires étrangères tunisien, Mohamed Ounaies, et les déclarations de Catherine Ashton, porte-parole de la politique extérieure de l’UE. Ils se sont mis d’accord pour que les intérêts fondamentaux de l’Union européenne en Tunisie – la libéralisation de l’économie et le contrôle de l’émigration illégale – soient préservés en dépit du changement de gouvernement. L’UE parle de « révolution », mais, pour elle, cette dernière est terminée et les choses sont en réalité décrites en termes de continuité économique et géostratégique.
– « C’est ainsi », confirme Redha. Il s’agit de faire une sorte de révolution politique, mais surtout pas économique. Autrement dit, qu’il n’y ait pas de véritable révolution. L’UE et les USA font cause commune pour surveiller, espionner et faire pression en permanence.
Il reste peu de temps avant le couvre-feu. Les serveurs deviennent un peu nerveux devant le calme de Redha, qui insiste pour que nous vidions tranquillement nos verres de vin. Adel et Mohsen s’agitent également sur leur siège, bien qu’ils trouvent encore le temps d’exprimer leur optimisme annoncé :
« L’impulsion qui a déclenché la révolution a été de nature émotionnelle; nous nous sommes tous dit : Mohamed Bouazizi, c’est moi. Mais notre peuple est préparé pour une démocratie à l’européenne. Nous allons sur le bon chemin. La Tunisie, vous verrez, va devenir la première démocratie du monde arabe. »
Le temps qui nous reste touche à sa fin. Tous les autres clients sont partis, mais Redha nous sert encore un dernier verre de vin.
– Il faut finir la bouteille. L’hôtel est à trois minutes d’ici.
Lorsque nous sortons, il reste en effet trois minutes avant le couvre-feu. Mais trente minutes jusqu’à notre destination. Nous suivons la voiture de Redha dans les rues obscures et vides, l’heure est déjà dépassée, et tous les cinq cents mètres nous sommes arrêtés par des contrôles militaires. Ils nous demandent parfois nos papiers et nous devons en outre ouvrir le coffre. D’autres fois, il suffit de montrer ses papiers. Certains soldats semblent reconnaître Redha et le laissent passer avec un salut. Il donne l’impression d’être habitué à violer le couvre-feu; à violer en réalité toutes les règles, que ce soit pour s’amuser ou pour défendre ses principes. C’est un mélange – jouissance et principes – qui distille le calme et la confiance.
À notre arrivée en cette heure tardive, un peu éméchés et après ce trajet sous tension, l’hôtel Jugurtha nous semble une création surréaliste, un délire kitsch issu d’une imagination surprise en pleine digestion: des lampes-araignées européennes; de grandes statues africaines, des trônes maghrébins en bois incrustés d’ivoire et l’immense bar désert, avec des sièges dorés gigantesques, mi-pharaoniques, mi-versaillais, déformés par une volonté expressionniste. Redha a décidé pour nous et il a également compris, à juste titre, que nous ne pouvions pas nous permettre une nuit dans un hôtel tel que celui-ci. Une brève négociation avec le réceptionniste ramène le prix au tarif d’une pension bon marché. Après tout, il n’y a pas de touristes et à peine quelques clients locaux. Et puis Redha impose partout sa chaleur impérieuse.
Aussi n’y a-t-il plus qu’à boire et reboire en écoutant Redha, indifférent au couvre-feu, dont le discours incendiaire, déjà exempt de tout symptôme grippal, boosté par le vin et la bière, s’amplifie en ondes concentriques d’une lucidité et d’une puissance irrésistibles, combinant les petits détails de la politique intérieure tunisienne, qu’il connaît très bien, avec des analyses théoriques subtiles, courageuses et d’une lumineuse rhétorique .
« J’ai vu un serpent changer de peau. Durant trois jours, pendant qu’il sécrète une nouvelle peau à l’intérieur, il est nu, exposé à tous les dangers. Il est vulnérable. C’est un serpent et ce n’est plus un serpent. Il doit se protéger de la chaleur et du froid. Il ne peut attaquer personne, il ne peut même pas manger. Mais si on ne lui coupe pas la tête à ce moment de faiblesse absolue, il n’y a plus rien à faire. Le serpent récupère peu à peu ses forces, il se réarme et retrouve toute son agressivité. Ce qui se passe à cet instant même en Tunisie n’est pas une révolution; c’est une dictature qui change de peau. La dictature n’a plus de peau. Elle est tellement vulnérable qu’elle peut tout accepter; c’est, et ce n’est plus un serpent. Elle pourrait aller jusqu’à se changer en ange s’il le fallait. »
Sur la table s’accumulent les petits verres de liqueur, qu’il boit beaucoup plus vite que nous. Et le flot de paroles continue :
– Pendant trois jours, par exemple entre le 14 et 17 janvier, la censure et le contrôle sur Internet ou le téléphone ont été suspendus. Maintenant, ils sont rétablis. Les nouveaux gouverneurs ont les mains sales et la commission établie pour enquêter sur la corruption est dirigée par Abdel Fateh Amor, décoré par Ben Ali. Elle est également composée par Mteri Abdel Al Hamsa, avocat d’Imed Trabelsi, le beau-frère du dictateur, et par Najib Baccouche, doyen de la faculté de Droit de Sfax, tellement mouillé jusqu’au cou dans la corruption que sa nomination a provoqué une révolte parmi les Sfaxiens. Le serpent se réarme très vite. Mais en même temps, il n’a pas d’autre choix que de faire encore des concessions. Le gouvernement, par exemple, s’est vu forcé de signer deux protocoles internationaux très importants; l’un relatif au Tribunal pénal international et, plus important encore, le Pacte des droits sociaux, économiques et culturels de l’ONU, que presque aucune grande puissance n’a ratifié. C’est, et ce n’est pas, un serpent, dis-je, et qu’il le redevienne ou pas est une question de temps. Et une question de ce que fera le peuple.
Redha Redhaoui reprend son souffle pour aborder la partie la plus pénible de son analyse:
– Et c’est justement là qu’est le problème. Les intellectuels de gauche ont tendance à se représenter le peuple comme étant pur, révolutionnaire, et à connaître de ce fait de grandes déceptions. Mais le peuple n’est pas une construction intellectuelle. Le peuple tunisien est comme tous les autres peuples: il est plein de vices, de défauts, de mesquineries et il doit en outre porter le poids de sa propre histoire récente. Il est rebelle, mais pas révolutionnaire, et pour la même raison qu’il s’enflamme rapidement, il se soumettra ensuite aussi rapidement. Nous nous trouvons donc face à un choix kafkaïen. Le serpent est nu et il faut exercer une pression populaire contre lui, mais cette même pression populaire, sans direction ni programme, peut faire avorter la révolution. Le peuple tunisien n’est pas encore un peuple mais bien, comme le disait Bourguiba à une autre époque, une « poussière d’individus ». Il doit encore se constituer en peuple. Le gouvernement de Ben Ali, de plus, a mouillé tout le monde dans sa corruption, des plus petits aux plus grands, et c’est avec ce matériau-là qu’il faut faire la révolution. Il n’y en n’a pas d’autre et il ne faut pas s’illusionner. Il ne sert à rien de rêver. Si nous ne coupons pas la tête du serpent maintenant, nous sommes perdus. Et le paradoxe, est le suivant , et pas facile à résoudre,: si la révolution s’arrête, nous retournons au point de départ. Mais si nous ne nous arrêtons pas pour réfléchir et nous organiser, elle sera mise en miettes par sa propre dynamique.
Et Redha Redaoui achève son discours par une phrase lapidaire qui résume les dangers de ce mouvement spontané qui veut s’ébrouer, hors du temps et de l’espace, en donnant un coup de queue ou une bourrade pour se débarrasser de décennies d’humiliation, qui veut obtenir satisfaction immédiatement, rien qu’en claquant des doigts, pour les revendications démocratiques, sociales et économiques très justifiées qui lui ont été refusées pendant un siècle et demi.
« Nous ne sommes pas en train de faire la révolution, » dit-il, « nous sommes tout simplement en train de la subir.»
Il est 1h30 du matin lorsque Redha nous dit adieu et sort, au mépris du couvre-feu. Il nous a donné, avant de partir, quelques contacts à Redeyef et à Moularès, deux villages du bassin minier que nous visiterons le jour suivant et où nous pourrons mettre à l’épreuve l’analyse de notre ami.
2. Redeyef et Moularès, voisins et extrêmes
Redeyef
De Gafsa à Redeyef, on longe les montagnes zébrées qui signalent la frontière avec l’Algérie, sous un ciel bleu pur, sur un terrain dur et sec, d’une immensité planétaire, où l’on est sur le point de succomber à nouveau à la tentation du paysage: des petits hameaux, avec des chameaux broutant entre les maisons, des bergers aux bonnets colorés, des femmes énormes assises sur le sol, enveloppées dans des voiles blancs et qui bavardent en travaillant. Tout semble pur, limpide, immobile, éternel et clair. Mais en réalité, il y a bien peu de lieux en Tunisie aussi labourés par l’histoire que ce morceau de terre ingrate et millénaire.
Nous sommes dans le bassin minier. Redeyef, à une heure de route de Gafsa en direction du Sud-ouest, compte 26.000 habitants et son destin est lié depuis 1903 à l’exploitation des phosphates. Depuis lors, elle n’a pas cessé de se soulever régulièrement contre les conditions de travail, les bas salaires et la marginalisation économique. La dernière fois, ce fut en janvier 2008, après la fraude opérée dans les falsification des résultats à un concours de recrutement, dans une zone durement frappée par le chômage. Ce soulèvement, qui a tenu en haleine la dictature pendant huit mois et s’est soldé par trois morts, des dizaines de blessés et des centaines d’arrestations, a servi de répétition générale et d’école à l’expérience révolutionnaire de ces derniers jours, dans laquelle Redeyef fait figure de modèle d’organisation et d’autogestion intégrale où toute la population participe. L’UGTT, qui avait centralisé la protestation en 2008 et souffert de la répression dans sa propre chair, est naturellement devenue la structure sur laquelle repose toute la vie de la cité. Elle a rompu ses liens avec la direction nationale du syndicat à Tunis et opère aujourd’hui de manière entièrement autonome. Le jour avant notre arrivée, le 3 février, une grève générale qui a fait l’unanimité démontrait qui gouverne Redeyef.
Aujourd’hui le siège de l’UGTT, très proche des bureaux du gouvernorat, est de fait celui du gouvernement: c’est un édifice nu de trois étages, décoré de petits drapeaux tunisiens et qui arborant sur sa façade les photographies des quatre martyrs de la ville, dont trois sont morts lors des révoltes de 2008 et le dernier dans la révolution actuelle. On y trouve également l’unique photo de Ben Ali que nous ayons vue depuis un mois, mais elle est par terre , sur un tapis élimé qu’on doit inévitablement fouler pour accéder aux bureaux du troisième étage, où nous sommes accueillis par Adnane Hayi, le secrétaire général du syndicat. Adnane est un homme d’environ 50 ans, fort, le teint terreux, en veste de coton, avec un grand nez et un keffieh palestinien autour du cou. Pendant la révolte de 2008, il a été arrêté et torturé, comme tant d’autres, et son œil gauche en conserve encore la trace. Il a gagné le respect et l’admiration de ses camarades et concitoyens, c’est un leader de la révolution locale et au cours de notre promenade dans la ville nous verrons souvent son nom écrit sur les murs.
Dans son bureau austère et nu, sans ordinateur, au milieu de papiers en désordre, entouré de camarades syndicalistes, Adnane nous décrit le cadre général de la région:
– La Tunisie est coupée verticalement en deux depuis l’époque de Bourguiba. Tandis que la côte Est a connu un certain développement, la moitié ouest du pays, et surtout l’ensemble du Sud-ouest, est resté complètement délaissé. La Compagnie des Phosphates de Gafsa représente 80% de la richesse nationale, mais les habitants de la région n’en bénéficient absolument pas. Les mines ne nous apportent que la mort et la pollution. L’État mafieux qu’a créé la dictature a concentré toute l’activité économique de la région sur l’exploitation des phosphates, de sorte que les licenciements massifs sans indemnisation de ces dernières années, sous la pression du FMI en faveur de la libéralisation, ont jeté des milliers de personnes à la rue, sans ressources. Rien n’arrive jusqu’ici. Il n’y a pas d’irrigation pour les terres agricoles, qu’il faudrait pourtant sauver de manière urgente parce qu’elles reculent face à l’avancée du désert. Près de 50% de la population est au chômage, et les 50% restants ont un travail précaire. Il y a des familles de 5 personnes qui vivent avec 100 dinars (50 euros) par mois. Il n’y a pas d’hôpitaux, et dans les rares centres sanitaires existants, on manque de choses essentielles. Les malades lourds doivent aller jusqu’à la capitale ou à Sousse, avec le risque évident de mourir en chemin. A ce tableau il faut ajouter la présence étouffante d’institutions qui n’en étaient pas vraiment, qui se comportaient comme des bandes mafieuses vouées à la pratique du racket et au sein desquelles tous, sans exception, du maire jusqu’à l’agent de police, volaient les citoyens sans arrêt.
Adnane voit très clairement ce qui se maintient l’emporte sur ce qui a changé et que le risque d’une involution est très grand. Les familles des morts et des blessés de 2008 n’ont encore reçu aucune indemnisation et cinq des militants emprisonnés à l’époque sont toujours en prison. En outre, le gouvernement continue à se plier aux ordres du capitalisme international, France et USA en tête, il est comme un cheval de Troie au service d’intérêts étrangers au pays. Les pressions contre-révolutionnaires sont énormes, mais Adnane sait par expérience que l’histoire est longue, les processus d’accumulation lents et qu’il faut donc continuer le combat.
– Il faut combiner les protestations et les mobilisations avec des études concrètes, des propositions politiques et la construction sur le terrain de nouvelles formes d’organisation. À Redeyef, grâce à l’expérience des luttes et de l’unité de ces dernières années, nous sommes parvenus à former des Conseils dans tous les secteurs afin de mobiliser la population pour la défense de ses droits et la gestion de sa vie quotidienne. Notre organisation syndicale a canalisé les révoltes de 2008 et sert aujourd’hui d’épine dorsale à la mobilisation populaire. Si nous voulons éviter une involution déjà rampante, nous devons coordonner à grande échelle un Conseil de Défense de la Révolution avec toutes les forces politiques et tous les secteurs de la société civile.
Nous-mêmes sommes précisément préoccupés par le spontanéisme que nous avons observé à d’autres endroits et, nous souvenant des réflexions de Redha Redhaoui, nous demandons à Adnane ce qu’il en pense.
– « C’est tout à fait ça », répond Adnan. « Le problème est que l’impressionnante spontanéité de la révolution ne s’est pas cristallisée sous forme d’un projet politique parce que, malheureusement, le niveau d’organisation était, et reste très faible dans le reste de la Tunisie. Mais je ne suis pas pessimiste. Il y a des forces et des personnalités capables d’articuler et de coordonner une politique populaire. À Redeyef, nous sommes en train d’établir une direction régionale unique en commun avec d’autres villages de la région. Il y a des discussions et des contacts en ce sens avec d’autres centres urbains où l’organisation est moins solide. Mais il ne faut pas oublier que les négociations et les accords entre les directions locales ne servent à rien si l’on est pas capable de convaincre et de mobiliser le peuple. La révolution est incomplète et nous ne pourrons la conduire à son terme qu’en combinant l’organisation et la mobilisation. »
Nous quittons Adnane et nous nous promenons dans cette ville libérée dans laquelle on respire un air de normalité scandaleux. La normalité, disons, est notable. Il n’y a pas de policier et les milices n’osent pas venir jusqu’ici. La nuit, les jeunes des comités de défense continuent à organiser des piquets de surveillance pour protéger les quartiers de la ville. Toutes les institutions de l’État mafieux sont fermées; seul le siège du gouvernorat ouvre quelques heures dans la matinée pour payer les salaires et les subventions. Le maire, mouillé dans la corruption et dans la répression, est aux arrêts à domicile dans l’attente qu’un tribunal juge ses délits.
– « Notre révolution a été pacifique et disciplinée », nous dit Tareq Haleimi, un autre syndicaliste qui nous accompagne. Nous ne voulons pas de lynchages ni de violences gratuites. Pendant les journées de janvier, le peuple a respecté tous les édifices publics, sauf les commissariats de police et de la Garde Nationale.
Nous visitons, en effet, le poste de police, complètement incendié et ouvert librement à la curiosité des citoyens comme mémorial de l’ignominie de la dictature. Beaucoup de ceux qui nous accompagnent à présent ont passé par ces cellules en 2008 et peuvent reconnaître chaque recoin, imprimé dans leur mémoire et dans leurs corps. Face à la porte, une inscription rageuse crie: « Vous avez fui, chiens ». Au-delà de l’odeur de cendres, on perçoit encore la trace d’une réalité animale, d’une douleur tenace et souterraine.
– « Malheureusement », dit Tareq , « la majeure partie des documents a également disparu dans l’incendie.
À midi, nous marchons encore dans les rues paisibles, lisant les graffitis contre le gouvernement et en faveur de la révolution. En passant près d’un Publinet, nous posons une question sur l’importance réelle joué par Internet dans les mobilisations et ils nous confirment que Facebook, à Redeyef aussi, a joué un rôle fondamental à l’heure de contourner le black-out imposé par des médias qui ont fait taire la voix du Sud et continuent à le faire.
Nous sortons de la ville avec l’impression d’un territoire déjà en marche vers une société libre. Les derniers graffitis que nous voyons sur les murs, avant de prendre la route, sont signés par « un communiste de Redeyef » et sur l’un d’eux, comme deux demi-lunes en croix, une faucille et un marteau nous saluent.
Moularès
Mais il suffit de parcourir 16 kilomètres – la distance entre Redeyef et Moularès (Oum El Araies) – pour que tout change. Nous passons sans transition du territoire de l’organisation à celui du désespoir. Moularès, avec 24.000 habitants, est un autre grand centre d’exploitation minière. Dans les années 1980, près de 8 000 personnes travaillaient ici dans les mines ; aujourd’hui elles ne sont plus que 700. L’introduction de machines modernes et la privatisation des services de maintenance ont jeté sur le carreau des milliers de personnes et laissé sans ressources la majeure partie de la population qui dépendait directement des phosphates. Les mines et les dépôts, inscrits dans le tissu urbain lui-même, dominent l’horizon des maisons basses de leurs énormes collines de sable vert. Dès le début, quelque chose – moitié poussière, moitié angoisse – nous prend à la gorge.
Hossein Mabrouki, un autre de nos contacts dans la région, syndicaliste du secteur de l’enseignement, habitant à Moularès, stoppe sa voiture dans les premières rues de l’agglomération. Là, face à face, deux installations minières ouvrent leur portes sur une vision dantesque de déchets grumeleux et de monticules de couleur rouille. Sur l’une des portes – et c’est cela que veut nous montrer Hossein – des jeunes ont tendus un barbelé et installé une khaïma (tente). Depuis plusieurs jours, ils occupent le terrain et interdisent l’accès afin de protester contre leur situation.
La célérité avec laquelle ils se lèvent et accourent à notre rencontre trahit déjà l’état d’abandon terrible dans lequel ils vivent. Leur insistance à réclamer l’attention également. Au début, nous pensons qu’ils ne sont pas plus de cinq ou six, mais subitement, lorsque nous nous plaçons au milieu de la rue, caméra et carnet en mains, ils commencent à sortir des installations par dizaines et dizaines. Chaque fois que nous jetons un regard autour de nous, un nouveau cercle humain s’est ajouté à la multitude qui nous entoure. Ce sont surtout des jeunes à l’aspect dur, fatigués, rudes, mal vêtus, brûlés par le soleil; ils sont au chômage et exigent du travail à la Compagnie des Phosphates. Mais il y a également des hommes d’âge mûr, et même des vieux, licenciés par la mine ou retraités prématurément presque sans indemnisation. L’un d’eux nous montre ce qu’on lui a donné après des années de travail; 150 dinars! Il les jette sur le sol, furieux, et crache dessus. Tous – tous – veulent présenter en même temps leur catalogue d’humiliations et nous tirent par la manche, prennent notre visage entre leurs mains pour le tourner vers eux, ils bourdonnent d’une colère et d’une humiliation sans bornes.
Ils ont été capables de se rassembler pour occuper l’installation, mais ils n’ont ni ressources ni programme pour faire pression. C’est une poussière d’individus à la dérive. Que demandent-ils ? Du travail maintenant, de la dignité maintenant. Ils réclament, en réalité, de l’attention. Non pas l’attention d’un ami ou d’un frère, de leur mère ou d’un oncle. Ils réclament l’attention publique et c’est pour cela que la caméra de Boomjida se transforme tout de suite en un point de convergence pour mille désirs de s’exprimer. Ils ne sont absolument pas intimidés. Ils n’ont aucun respect envers elle, comme ils n’ont déjà aucun respect pour les politiciens ni pour les institutions. La caméra a été rendue profane, dépourvue de tout prestige fétichiste; c’est seulement le réceptacle de tout ce magma bouillant difficile à contenir. Mais c’est en même temps une espérance absurde, magique, de solution. Comme si de cette caméra vidéo, face à laquelle, l’un derrière l’autre et tous en même temps, ils crient sans aucun respect, allaient surgir des flots de billets de banque, une tempête de blé, un manteau d’étoiles qui leur apporterait dignité et reconnaissance. « Rien n’a changé »; « Nous avons fait la révolution et nous sommes dans la même situation »; « On nous a abandonnés »; « Regardez comment nous vivons ici »; « Nous voulons être comme tout le monde »; « Egalité entre les régions »; « J’ai travaillé deux mois par an pour 90 dinars »: « Nous sommes le problème de la Tunisie et nous voulons une solution ».
– « Nous ne faisons pas de politique, nous voulons du travail ! » dit l’un d’eux.
Hossein, notre ami syndicaliste, un peu nerveux, tente de lui expliquer que, l’occupation de l’installation minière est au contraire un acte politique. Sa façon de parler, pédagogique et un peu paternaliste, provoque immédiatement la méfiance. Une dispute s’ensuit. L’excitation augmente, il y a une bousculade. Hossein doit être, de force, entraîné loin de là par ses compagnons.
Nous restons là. Des visages et des visages agglutinés autour de nous, chacun avec sa personnalité propre et tous – nous nous en rendons compte – avec un trait commun: ils ont tous les dents noires. La poussière en suspension dans l’air et l’eau contaminée ont fait que l’obscurité commence dans la bouche avant ou en même temps que dans l’âme. Sans avoir besoin d’une étude sérieuse, il est évident – et on nous le confirme ensuite – que le taux de cancers à Moularès est bien plus élevé que dans les autres régions du pays.
Nous ne sommes pas l’objet, mais bien le catalyseur et, si l’on veut, l’exutoire de la haine de cette foule. Deux cent personnes qui vous caressent en même temps peuvent vous tuer. Deux cents personnes qui veulent s’exprimer peuvent vous écraser. Nous commençons à nous sentir menacés par cette douleur que nous partageons; par cette colère physique que nous comprenons. Il est impossible de s’ouvrir un passage dans leurs rangs, d’atteindre la voiture et de repartir. Ils ne nous laissent pas fermer la portière, ils passent la tête par la vitre ouverte, insistent pour que nous continuions à recueillir des images et des témoignages. Finalement, nous parvenons à un accord : Boomjida et sa caméra restent encore un peu pour filmer l’intérieur de l’installation, comme le réclament les jeunes, tandis que nous l’attendons dans la maison de Hossein qui, préoccupé par notre sort, insiste pour que nous quittions l’endroit.
Samira, la femme de Hossein, professeur de sciences physiques dans une école secondaire, nous prépare un café et nous confirme ce que nous avions deviné: qu’en effet, à Moularès, rien n’a changé depuis la révolution. Il n’y a pas eu de changement ni dans l’administration de la ville, ni dans la direction de l’école. Hossein, encore un peu honteux de son échec à la mine, explique que, malheureusement, dans la population, il y a moins d’engagement politique et d’organisation syndicale qu’à Redeyef.
– « Malheureusement, Redeyef est une exception », explique-t-il. Là-bas le syndicat a de l’autorité parce qu’il l’a gagnée en luttant au côté du peuple. Ici, à Mouralès, le syndicat a toujours été aux mains de membres corrompus du RCD et le résultat c’est qu’aujourd’hui ils se méfient de nous et nous méprisent. Chaque fois que nous tentons d’aller au rassemblement à la mine, ils nous éjectent, et ils ont raison.
– « À Moularès ,» ajoute Tahar Zayet, un autre syndicaliste de gauche, très conscient et formé, « la tâche du syndicat est également compliquée par un facteur démographique. La population de Redeyef est plus métissée, on y trouve des gens originaires de toutes les régions du pays, ou même d’Algérie, ce qui affaiblit les liens de parenté et renforce les solidarités sociales.
« La population de Mouralès», dit-il, conserve une mentalité tribale, clanique, elle ne s’engage qu’à l’échelle familiale. C’est pour cela également qu’ils se méfient davantage des gens cultivés, et surtout, de n’importe quelle sorte d’institution politique. »
« Ce qui est vrai, c’est que Mohamed Bouazizi », résume Hossein, a déclenché une explosion de colère à laquelle la faible organisation politique et syndicale du pays n’était pas préparée. Il n’y avait pas de collectifs capables de canaliser le mécontentement. Le triomphe de la révolution et les petits changements qu’il a apportés n’a fait qu’accroître le désespoir.
C’est là sans doute un grand avantage pour ceux qui, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, sont en train d’attendre que la dictature achève , comme dirait Redhaoui, de changer de peau.
« En tout cas », conclut Taher avec une conviction militante, « on ne reviendra jamais au 13 janvier. Les changements sont petits mais suffisamment importants pour rendre possible à moyen terme un accroissement de la conscience et de l’organisation.
Une grande montagne zébrée, posée sur la terre comme venue d’un autre monde, nous arrête sur la route de retour à Gafsa. Elle s’est mise sur notre chemin pour nous rappeler, par sa beauté hors du commun, que le monde est vaste, immense mais fini . Et que l’histoire, comme la géologie, connaît ses cataclysmes brutaux et ses longues périodes glaciaires.
3. Kasserine, humiliés et offensés
Ghazala, une femme courageuse, fondatrice du Comité des Chômeurs Diplômés de Gafsa, qui a pris une part active aux luttes de 2008, nous a donné un contact à Kasserine. Nous le rencontrons à mi-chemin, à Magel Bel Abbès. Il s’appelle Boubaker, 33 ans, il est titulaire d’un master d’ingénieur ; lui aussi membre du Comité des Chômeurs Diplômés, il survit en faisant des petits travaux d’électricité. Il est grand, soigné, habillé avec l’élégance sobre et digne de celui qui veut conserver, en dépit des difficultés, un minimum d’apparence. Comme tant d’autres jeunes gens cultivés dans des circonstances similaires, contraint au célibat, il a fini par prendre sans le vouloir un peu l’apparence d’un prédicateur ou d’un moine: il y a quelque chose – comment dire? – de trop propre dans son habillement et dans ses manières. Il parle peu le français, mais il connaît presque aussi bien qu’un érudit l’histoire de la région, dont la richesse naturelle, bien connue des Romains, Vandales et Berbères, a été dilapidée et gaspillée par la Tunisie post-coloniale.
Avant de poursuivre vers Kasserine, Boubaker nous demande de faire un détour et de l’accompagner à un petit village voisin. Au début, nous ne comprenons pas son but: nous pensons qu’il doit prendre quelque chose ou rendre visite à un ami. Il nous raconte une histoire à laquelle nous ne prêtons pas trop attention, inquiets de ce retard apporté à notre programme. Il y a près de là, nous dit-il, un lieu appelé En Nadhour, une communauté rurale de près de mille personnes qui, en 2005, a suscité l’intérêt d’une ONG italienne. On a développé un projet de développement intégral avec un financement de l’Union européenne, en tant qu’expérience pilote pour une stratégie plus ambitieuse et à plus long terme. La première pierre du projet n’a jamais été posée. Harcelés et impuissants, les responsables de l’ONG ont abandonné le terrain tandis que l’argent finissait, par un chemin quelconque, entre les mains de la famille Trabelsi.
Nous avions entendu des milliers d’histoires comme celle-ci et nous n’avions ni le temps ni les moyens d’enquêter sur ce cas. Mais nous nous trompions. Boubaker ne prétendait pas attirer l’attention sur un énième cas de corruption, mais bien sur les conditions de vie de la région. En Nadhour a une école battue par un vent glacial et des dizaines d’habitations éparpillées autour. Toutes sont pauvres, précaires, nues face à la pluie et au froid. Nous en choisissons une au hasard. Là vit Taher avec sa femme malade et son fils invalide. Taher a 93 ans et 11 chèvres qu’il ne peut vendre parce qu’elles servent de garantie pour son petit crédit qu’il ne peut pas rembourser. La femme, avec une joue gonflée et bleutée, nous montre leurs biens; deux pièces, trois matelas, un sac de farine. Elle n’a, bien entendu, ni cuisine, ni salle de bain, ni accès aux traitements médicaux que son âge et sa condition requièrent.
Une fois de plus, nous avons le sentiment douloureux qu’être là nous crée une responsabilité. Nous sommes des étrangers, nous avons une caméra, nous suscitons des espoirs.
– « Fakrouni, fakrouni », souvenez-vous de nous, souvenez-vous de nous, nous crie l’impressionnant vieillard quand nous lui tournons le dos pour repartir.
Tandis que nous reprenons notre route, Boubaker nous dit que c’est précisément de cette zone qu’a surgi l’appel à renverser le gouvernement. À mesure que nous approchons de Kasserine, il énumère, presque comme une litanie funèbre, les cas de spoliation et d’abandon de la région.
Les fabriques de ciment blanc de Feriana, les troisièmes du monde, sont maintenant aux mains des Trabelsi.
La cellulose et les fruits de Kasserine, également.
Nous longeons, sur notre gauche, une voie ferrée construite par les Français à l’époque de la colonisation et jamais été utilisée depuis lors.
La route a également été construite par les Français et elle n’a été réparée qu’une seule fois.
Les ruines romaines de Thélepte ont été dévastées; la famille du dictateur a emporté les colonnes et les statues pour orner ses maisons à Carthage et Gammarth et a vendu une bonne partie du patrimoine archéologique à des collectionneurs étrangers.
Boubaker, en outre, nous parle de la violence des milices à Kasserine au cours des derniers jours, avec la complicité de la police.
– Ils veulent créer le chaos et le gouvernement en profite. Même s’il y a un peu plus de démocratie, peu de choses vont réellement changer. Les USA et l’Europe ne veulent pas d’un autre modèle pour la Tunisie et le monde arabe.
La ville de Kasserine, au pied du Djebel Chambi, la montagne la plus haute de Tunisie, compte environ 75 000 habitants et elle est devenue la « ville des martyrs »: entre 50 et 70 personnes – selon les sources – ont été assassinées là-bas dans la semaine du 8 au 14 janvier. Nous entrons dans la cité en dépassant à notre droite l’Institut Supérieur de Technologie, attaqué ce mercredi par les milices, et à notre gauche l’Agence pour l’Emploi, incendiée par les manifestants pendant les protestations. Nous nous dirigeons vers Hay El Zouhour, le quartier populaire de Kasserine, qui a concentré le plus grand nombre de victimes.
Le rond-point qui signale l’entrée du quartier est devenu aujourd’hui la « Place des Martyrs ». Au centre on y a dressé un monolithe sur lequel se dresse un mât portant à son extrémité une couronne de fleurs et un drapeau tunisien. Une pancarte improvisée dit: « Nous ne vendrons pas les martyrs pour 120 dinars » (la somme promise comme allocation de chômage). C’est signé avec défi par « La Police de Défense de la Révolution ».
Sur cette place, le 9 janvier 2011, durant les funérailles de Mohamed Amin, premier martyr de Kasserine, 14 autres personnes furent assassinées. Les francs-tireurs ouvraient le feu depuis les toits et la police jetait en même temps des bombes lacrymogènes sur le cortège. Dans le hammam situé à l’une des extrémités de la place, il y avait 45 femmes et enfants quand les agents de police ont ouvert la porte – profanation inédite – et lancé à l’intérieur une bombe lacrymogène. C’est là qu’est mort, asphyxiée, Yakine Guernazi, un bébé de six mois.
Comme à Moularès, les gens s’agglutinent autour de la caméra dès que nous arrivons sur la place. Dans les minutes qui suivent, des dizaines d’hommes et de femmes s’ajoutent au groupe; certains viennent en motocyclette, sans doute prévenus par téléphone portable, et tous font tous leurs efforts pour faire passer leur plainte, leur message à un monde qui les ignore. Il y a ici un peu plus de discipline qu’à Moularès, mais la même anxiété, la même angoisse, la même sensation d’abandon total.
Un jeune proclame les deux revendications de la population de Kasserine : « Redistribution des richesses et punition des coupables ».
Un autre avertit le nouveau gouvernement de transition: « Il ne doit craindre que deux choses: Dieu et les habitants de Kasserine ».
Un autre fait un grand discours pour exiger un hôpital public et rappeler à qui veut l’entendre que le peuple cultivé et pacifique de Kasserine a fait une révolution et qu’il recommencera si on ne satisfait pas ses revendications.
Un autre rapporte comme un fait véridique la légende urbaine – mythe vampirique commun à tous les peuples spoliés – du sang destiné aux blessés et vendu par l’administration corrompue de l’hôpital.
Un autre évoque l’utopie d’une « assemblée d’individualisme total », en marge des partis et organisations, et où tout le monde pourra satisfaire ses souhaits personnels.
Un autre demande un gouvernement populaire sans politiciens ni institutions.
Trois femmes – vêtues de blanc, bleu et marron – crient « karama, karama, karama » (dignité, dignité, dignité) et l’une d’elles, la propriétaire du hammam où est mort Yakine, se transforme en pasionaria justicière avec un discours auquel on répond en applaudissant: « Nous vivons dans la misère, dans la pauvreté la plus absolue et ils ont envoyé des francs-tireurs israéliens pour nous tuer. Nous sommes en Palestine. Thaoura thaoura thaoura hatta el mut (révolution, révolution, révolution jusqu’à la mort ) ».
La revendication de dignité, axe de tous les slogans et discours, articule deux questions inséparables et qui reviennent en boucle devant la caméra de Boomjida : le mépris et la corruption. Le mépris séculier adopte aussi maintenant la forme d’une injure, associée à un inquiétant régionalisme. L’abandon leur semble particulièrement offensant en ce moment parce que ce sont eux, et non ceux de Sidi Bouzid, qui sont le véritable centre des révoltes, le pont de sang qui a conduit l’intifada jusqu’à la capitale. Nous avons entendu la même chose à Redeyef et à Gafsa; et la même chose se dit à Thala et Regueb. Chacune de ces villes se proclame la plus révolutionnaire, la plus courageuse, la plus combative– tandis que l’attention se centre sur la ville de Mohammed Bouazizi – et cet esprit de clocher pugnace, alimenté ou du moins célébré par le gouvernement, n’est sans doute pas profitable aux objectifs communs de la révolution.
« Ce n’est pas la révolution de Bouazizi », résume un avocat au chômage. Oui, il a été l’étincelle et nous respectons et honorons sa mémoire. Mais c’est nous, à Kasserine, qui avons fait la révolution. Pas une révolution de jasmin comme le prétendent les médias occidentaux, mais une révolution du sang versé et de la dignité offensée. Nous demandons la liberté pour tous, la dissolution du RCD, la démission des juges. Et nous demandons des hôpitaux, des universités, une télévision locale. Nous n’avons rien. Tout était pour Gafsa, Kairouan, El Kef. Nous ne pouvons pas permettre que la révolution bénéficie à ceux qui ne l’ont pas faite ou qui ont fait moins que nous.
Mais la dignité illumine aussi la boue dont la corruption a inondé cette région. Contrairement à ce qui se passe en Égypte, où la majeure partie de la population vit en dehors des institutions, la « modernité » tunisienne, tout comme la taille réduite du pays, liait étroitement chaque existence individuelle, chaque geste et démarche, à cet État-mafia omniprésent qui aspirait toute la richesse, les grands coffres et les petites bourses, les entreprises et les petits tiroirs-caisses, et auquel on ne pouvait échapper – même pas par la pauvreté la plus absolue. Les familles régnantes et leurs fonctionnaires parasitaient tout le monde et chaque Tunisien dépendait paradoxalement pour sa survie de la bête qui le saignait.
L’histoire que nous racontera ensuite la sœur de Mohamed Amín, le premier martyr de Kasserine, est répétée sans cesse sur la place et résume parfaitement un système d’oppression matériel et moral dont la répression à plein temps était plus une conséquence qu’une cause.
« Nous, les pauvres, les chômeurs, nous devions payer 50 dinars pour que le fonctionnaire accepte de nous inscrire sur les listes du chômage. Ensuite, s’ils nous donnaient un travail dans les « hadaïer » (chantiers publics, nettoyage, etc.), ils nous payaient 100 dinars par mois, là-dessus, nous devions en donner 20 à l’administration corrompue. Si nous refusions de le faire, on était licencié. Et avec les 80 dinars restants, nous devions encore payer le 26-26 *!
La pauvreté matérielle est moins grave que cette honte profonde et douloureuse. Ils se sentent humiliés et offensés, on les a méprisés, oui, mais aussi souillés, corrompus, dégradés. Le parasite les a salis à son contact. Et une bonne partie de leur rancœur – et de ce fait également cette revendication insistante de la dignité – est liée à un sentiment de culpabilité et de saleté. C’est ce qu’ils ne pourront jamais pardonner à Ben Ali, aux Trabelsi, aux ministres et aux fonctionnaires du RCD dont ils exigent la démission. Épurer complètement l’appareil d’État est le seul moyen de purifier leur âme blessée, violée, contaminée par le bourreau.
Lorsque nous parvenons à rejoindre la voiture, nous trouvons un enfant à l’intérieur. Il s’appelle Wad Omri, il a dix ans et veut nous emmener chez lui. Il y a quelque chose d’émouvant en lui. Il parle, parle, parle avec des manières d’adulte, reproduisant fidèlement, comme s’il l’avait appris par cœur, le discours des grandes personnes: la corruption des Trabelsi, la stratégie du gouvernement, la nécessité d’établir une véritable démocratie en Tunisie. Il ressemble à un petit singe parlementaire, un perroquet militant. Mais soudain, sa voix se brise et il se met à pleurer. Il se calme ensuite et se remet à parler sans arrêt. Il nous harangue avec les mots d’un homme mûr, hausse la voix, remue les mains, pour se dissoudre ensuite dans un sanglot, comme l’enfant qu’il est réellement:
– Nous n’avons rien. Rien de rien. Où que nous allions, on nous dit toujours « non ».
La mère de Wad s’appelle Nabiha. Récemment encore, elle et ses cinq enfants vivaient dans la rue. Maintenant, les voisins leur ont construit une minuscule maison de briques et de ciment sur un terrain vague, entre l’inutile station de train de Kasserine et l’énorme magasin de matériel de construction. Le logement ne fait pas plus de 15 m2 et ne contient que deux matelas et quelques couvertures. Elle n’a pas de mari et seul un de ses fils, Ayoub, treize ans à peine, rapporte un peu d’argent à la maison.
Le terrain appartient à Rafik Rahmouni, un homme de quarante ans qui s’approche de nous pour nous montrer le document de propriété. L’État mafieux l’a exproprié et ils tentent de le réoccuper partiellement le terrain en construisant ces petites habitations pour héberger les plus pauvres de Kasserine. Nous pouvons voir un peu plus loin, effectivement, deux hommes posant les premières briques d’une nouvelle maisonnette. Ils nous demandent qu’on ne les démolisse pas et que nous fassions savoir aux médias tunisiens, qui les ont oubliées, les conditions dans lesquelles ils continuent à vivre après le renversement du dictateur.
« Nous ne sommes pas des terroristes », déclare Nabiha. Ils nous disent qu’ils ont créé une commission, mais personne n’est venu nous voir. N’avons-nous pas fait la révolution? Qu’ils viennent voir comment nous vivons, qu’ils nous posent des questions, qu’ils s’occupent un peu de nous!
Hassan, un jeune homme qui travaille dans un bureau de développement non loin de là, nous rejoint pour nous montrer ironiquement les alentours:
« Regardez, pendant des années, la propagande a fait croire aux Occidentaux, mais aussi à de nombreux Tunisiens, que notre pays était en plein développement, qu’il était sur le point de prendre le train de la modernité. Nous occupons la 32e place répétait La Presse ! Mais la vérité c’est que nous sommes pauvres. Dans certains endroits, il y a même une pauvreté absolue. Les enfants et les jeunes, sans travail ni ressources, plongent dans l’alcool et la drogue. Vont-ils enfin changer les choses? Le gouvernement ne pense qu’à une chose; maintenant que la Tunisie est débarrassée de la corruption, elle va pouvoir attirer les investissements étrangers pour reproduire en définitive le même modèle.
Il y a la pauvreté matérielle, oui, mais aussi la « misère vitale » à laquelle ont été réduits les secteurs les plus jeunes, certains qualifiés, condamnés à vivre sans travail, sans cinémas, sans sexe, sans espoir, abandonnés dans les cafés avec quelques cigarettes, réprimés et humiliés, se coltinant ce corps qu’il faut vêtir, alimenter, mettre au lit tous les jours. La révolution leur a rendu l’orgueil d’être tunisiens. Maintenant, ils ne veulent plus aller en Italie ni posséder une voiture de luxe; ils veulent la dignité. Mais la dignité qu’on acquiert en luttant doit se préserver en gagnant. Or, la disproportion entre la véhémence de cette demande et la lenteur et la pauvreté des conquêtes obtenues alimente déjà une frustration difficile à contenir, mais difficile également à canaliser vers ses objectifs.
Notre séjour à Kasserine s’achève avec la visite de la famille de Mohamed Amin, le premier martyr de la ville, un jeune de 16 ans assassiné le 8 janvier d’une balle qui lui a traversé la tête. C’est un moment difficile, on le comprendra, et il est bon que cela soit ainsi. Sommes-nous allés là par curiosité? Pour exprimer nos condoléances? Pour célébrer en public une sorte de deuil cathartique ? En tout cas, il est inévitable de nous demander en quoi notre visite était nécessaire. Il est des formes d’attention qui sont en même temps corruptrices et obscènes, et la caméra vidéo incarne très bien cette intrusion déformante. Les caméras se chargent de raison, induisent à la démagogie, font couler des larmes de crocodile. Mais dans ce cas, les parents et sœurs de Mohamed ont raison, leurs cris sortent de l’âme, ils ont bien assez de raisons pour pleurer. Donc il est bon que raisons, cris et pleurs passent par ce trou pour se faire entendre du monde. Ceux que cela met mal à l’aise, c’est nous, et si nous y réfléchissons bien, cela aussi est bien, ou même meilleur encore. Le malaise est la seule manière de participer réellement à cette souffrance.
Le père, qui a dans les quarante-cinq ans, nous reçoit assis sur une chaise, un bonnet de laine sur la tête. Autour de lui, par rang d’âge, les unes debout, les autres assises sur les divans, se trouvent toutes les femmes de la famille: sœurs, mère, grand-mère, tantes. Mohamed Amin était le seul garçon, l’unique frère qu’elles avaient. Une grande photographie de lui, souriant, juvénile, est posée sur un meuble. Sur une petite table se trouve le certificat de décès et celui de son inscription dans une école professionnelle, où il venait à peine de commencer ses études. D’autres photos encore, les plus terribles, celles du visage mort et brisé de Mohamed, avec des restes de sa cervelle sur le côté. L’une des sœurs, belle et impérieuse, intelligente et énergique, semble fascinée par cette image. C’est elle qui mène la discussion dans le petit salon de la maison. L’idée du cerveau de son frère en dehors jailli hors de son crâne l’obsède; elle ne peut pas le supporter. Elle ne peut pas en détourner son regard.
« Aucun responsable du gouvernement n’est venu nous voir. Ni les médias. Mais c’est peut-être mieux qu’ils ne viennent pas. Ils lui ont explosé la tête! Il n’avait rien fait et ils lui ont arraché le cerveau. Ensuite, ils lui ont donné un coup de pied pour s’assurer qu’il était mort. Comme à un chien! Qu’ils ne viennent surtout pas. Ils ne peuvent pas nous rendre Mohamed, Aucune indemnisation ne le fera. Ils ne nous apaiseront pas avec de l’argent. Nous ne voulons pas de leur argent.
Et elle répète encore et encore : Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi?
Le désir naturel de vengeance est tout de suite tempéré par un discours légaliste et modéré. La mère d’abord, le père ensuite, insistent sur le fait qu’ils ne trouveront pas le repos tant que les assassins de leur fils ne seront pas jugés. Ils exigent qu’un tribunal international les juge – et cela est très important pour eux – devant le monde entier, en public, afin de pointer du doigt, au grand jour, les assassins.
Ensuite, la douleur de la mort du fils se dissout dans le cadre plus général d’une humiliation qui déborde de tous les cas particuliers. Ils racontent des faits de la corruption, les pots-de-vin, les petites offenses quotidiennes. Maffia, maffia, maffia. Racisme contre les régions reculées. Marginalisation totale par rapport au reste du pays, comme si Kasserine faisait partie de l’Algérie et non de la Tunisie.
« La révolution s’est faite ici », résume le père. « Et nous n’avons rien. »
Ils nous disent adieu, émus, avec de fortes accolades, et nous ne pouvons éviter de ressentir à nouveau l’émotion cette douleur banale et absolue et le malaise à ne pouvoir rien faire d’autre que la raconter et la filmer.
La Tunisie pauvre, la Tunisie marginalisée, la Tunisie humiliée et offensée, la Tunisie culpabilisée, la Tunisie polluée par ses bourreaux et réhabilitée par ses révoltes. Tel est le peuple que nous avons découvert à la Kasbah et que nous avons revu au cours de ces intenses derniers jours dans le Sud.
Tandis que nous écrivons ces lignes, les événements semblent se répéter. À la fin de la semaine, sept Tunisiens ont été tués par la police à Sidi Bouzid, El Kef et Kébili. Les milices continuent de terroriser certaines agglomérations pendant la nuit. La pression populaire a forcé le gouvernement, en situation de faiblesse, à destituer les 24 nouveaux gouverneurs récemment nommés et à les remplacer par d’autres. Des grèves sectorielles et des rumeurs retentissantes maintiennent un climat de désordre dont différentes forces tentent de se saisir pour se légitimer ou modifier les rapports de forces, dans l’un ou l’autre sens. L’armée est toujours présente dans les rues et le couvre-feu reste de vigueur. Les journaux et les télévisions combinent rhétorique révolutionnaire et vieilles habitudes obscurantistes. Dans certaines régions, les gens cèdent, dans d’autres ils s’organisent, dans d’autres ils se révoltent et dans d’autres ils désespèrent.
Ainsi est la Tunisie. Avant, c’était un paysage. Et aujourd’hui, c’est un territoire. Sur les routes du monde entier, il y a des pancartes qui avertissent: « Attention : travaux ». Sur le nouveau territoire tunisien, il y a un écriteau enseigne qui dit « Attention: ici on lutte ».
* 26-26 : numéro du compte postal unique du Fonds de Solidarité Nationale créé par Ben Ali, véritable entreprise de racket national. [NdE]
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