Habib Sayah
En cette période où l’on fête l’adoption du Code du Statut Personnel (CSP) et les droits de la femme tunisienne, la question de l’égalité entre les sexes est au cœur du débat public. Certains, à l’instar du Doyen Chokri Belaid proposent de reconnaitre au Code du Statut Personnel une valeur constitutionnelle, afin que, quelle que soit la mouvance politique au pouvoir dans l’avenir, celle-ci ne puisse plus méconnaitre les droits de la femme qui seraient élevés au statut d’acquis. Cette initiative est née d’une excellente intention : nous prémunir contre tout retour en arrière. Cependant, il semble inadéquat d’élever une simple loi au rang constitutionnel, car une constitution doit être faite de principes simples et limpides et l’on ne doit pas y trouver la minutie et la complexité d’une loi. A fortioti, intégrer le Code du Statut Personnel dans le bloc constitutionnel nous semblerait particulièrement néfaste. En effet, le CSP que l’on a chanté et sacralisé parce qu’il aurait élevé le statut de la femme, souffre de nombreuses imperfections et son application peut même s’avérer une source d’injustices à l’égard des femmes, du fait notamment d’une rédaction maladroite.
L’affaire que nous allons dévoiler démontre tant les insuffisances du CSP que l’état de délabrement du système judiciaire sous Ben Ali, ainsi que les interférences entre droit, justice et religion en Tunisie.
Dans l’esprit populaire, Bourguiba a reconnu à la femme tunisienne les mêmes droits que l’homme en adoptant le Code du Statut Personnel, sauf en matière d’héritage. Et c’est de la question épineuse de l’héritage qu’il s’agit ici. On a tendance à limiter l’injustice faite à la femme par le CSP en matière d’héritage à sa part dans la succession : la femme hérite 1/3 lorsque l’homme hérite 2/3. Or, l’inégalité est encore plus vaste et profonde, et, par la négligence du législateur de 1956, le Code prive dans certain cas la femme de toute part dans la succession, fût-elle la seule héritière. C’est donc le cas de la nièce du défunt que nous allons exposer ici.
Parce que tu n’es pas un mâle, tu n’hériteras pas
Dans l’affaire qui nous intéresse, Madame Ben Said, fille unique, a été atteinte au début de l’année 2009, par le décès de ses deux oncles paternels à un mois d’intervalle, tous deux célibataires n’ayant laissé aucun descendant. Le père de l’intéressée, étant prédécédé, cette dernière s’est trouvée être le seul parent des défunts. Or, le cas de la nièce du défunt a été ignoré par la partie du Code du Statut Personnel relative aux successions. Elle a d’abord sollicité la délivrance d’un certificat de décès auprès du Tribunal Cantonal de Tunis, mais elle s’est heurtée à un refus de la part d’une femme magistrat qui a déclaré être contente que l’intéressée n’héritait pas, en tant que femme, car elle « ne jugeait que par la Charia » !
Précisément, le Code du Statut Personnel en son article 114 dispose que « le descendant du frère » est un héritier universel et qu’il « hérite de la totalité de la succession lorsqu’il est seul ». La formule « descendant du frère » a été interprétée par les différents juges qui ont connu de cette affaire comme désignant uniquement le descendant mâle du frère, alors même que rien dans le texte n’indiquait que le législateur entendait exclure les femmes descendant du frère. En effet, la formule « descendant du frère » semble s’appliquer aux fils et aux filles du frère et semble neutre par rapport au sexe de l’intéressé.
En dépit de ce premier refus, Madame Ben Said s’est ensuite adressée au Président du Tribunal Cantonal de Tunis. Sa situation étant inédite, et le Code du Statut Personnel semblant muet quant à ce cas, le magistrat l’a invitée à solliciter l’avis du Mufti de la République afin d’éclairer sa future décision. Or, il est inédit et aberrant que la justice civile de ce pays s’en remette à une autorité religieuse pour interpréter le Code du Statut Personnel, et ce fait est la preuve que les interférences entre religion et droit civil ont commencé bien avant le retour en force d’Ennahdha suite au 14 janvier, et que le Code du Statut Personnel, cette masse de granit que Bourguiba entendait nous léguer, avait déjà commencé à s’effriter.
Quoi qu’il en soit, Monsieur le Mufti de la République, Othman Battikh, dans son avis en date du 16 Avril 2009, nous a surpris en déplorant l’oubli du législateur relatif au cas particulier de la fille du frère du défunt en matière d’héritage. Il a, en outre, pris position en faveur de la vocation héréditaire de la nièce, invitant la jurisprudence judiciaire à décider en faveur du cas de l’intéressée, en s’appuyant notamment sur l’opinion de l’Imam Achhab :
و ما دام المشرع التونسي قد سكت عن هذه الصورة صورة الحال و هي إنفراد بنت الأخ فيمكن لفقه القضاء أن يجتهد بتوريثها على رأي أشهب باعتبارها تدلي إلى الهالك من جهتين جهة القرابة و جهة الإسلام ، خلافا لصندوق الدولة
Il en ressort que même la jurisprudence islamique confirme la reconnaissance de la vocation héréditaire de la nièce d’un défunt, alors que notre justice civile a profité du manque de clarté du CSP pour faire triompher la misogynie dans sa forme la plus abjecte. Tel est, en tous cas, l’avis de la plus haute autorité religieuse de notre pays, qui s’est avéré progressiste et respectueux de la femme musulmane et de sa dignité.
Par la suite, Madame Ben Said a porté la fatwa du 16 avril 2009 à la connaissance du Président du Tribunal Cantonal de Tunis, qui lui a suggéré de former une demande en vue de l’établissement d’un certificat de décès, pour lequel il s’est déclaré favorable. Le juge cantonal (une femme) saisi de l’affaire, malgré cet avis favorable du Mufti dont elle n’a pas tenu compte, a refusé de reconnaitre la vocation héréditaire de l’intéressée, décidant que la fille du frère des défunts ne recueillait pas leur succession, bien qu’elle soit le seul membre restant dans la famille, dans une décision rendue en Mai 2009.
La décision rendue par ce juge signifierait donc que l’intéressée n’aurait pas vocation à recueillir la succession de son oncle, du seul fait qu’elle est une femme.
Cette décision est scandaleuse car la justice tunisienne ne se contente pas d’écarter la femme au profit d’un héritier mâle, mais elle va jusqu’à refuser à la femme tout droit à l’héritage alors que celle-ci est la seule parente du défunt. Le résultat est donc une succession sans héritier. Or, aidés par le chaos et la corruption qui règne dans notre pays, des connaissance des défunts qui leurs servaient de coursiers, ont profité de cet état de fait pour s’approprier illégalement les biens des oncles de Madame Ben Said, usant de faux contrats (selon un avocat à qui ils ont proposé un pot-de-vin en échange d’un faux acte de vente, ce qu’il a refusé de faire) et employant des voyous pour forcer la serrure des biens immobiliers des défunts afin d’en prendre possession illégalement, alors que la nièce des défunts ne peut ni subvenir à ses besoins ni se permettre d’engager les frais de justice nécessaires pour tenter de recouvrer ses droits. Il est d’ailleurs à noter que l’avocat de l’un des défunts, membre éminent d’un parti de la tendance islamique, refuse toute coopération avec Madame Ben Said, se complaisant dans cette situation de spoliation orcherstrée par les deux coursiers.
Cette interprétation injuste qui nie à Madame Ben Said tout vocation successorale sous prétexte qu’elle est une femme, est le fruit du conservatisme de certains magistrats, va manifestement à l’encontre de l’esprit du Code du Statut Personnel et des droits pour lesquels les femmes tunisiennes se sont battues et qui ont fait ce pays l’avant-garde du monde musulman en matière de droit.
Une série d’arguments juridiques en faveur de la femme, ignorés par nos juges
D’abord, l’Article 120 du CSP dispose que la fille du frère du défunt n’a pas la qualité d’héritier universel en raison de la présence de son frère. A contrario, cela signifierait qu’en l’absence d’un frère, la nièce peut être l’héritière de son oncle. C’est ce qu’a voulu exprimer implicitement le législateur.
De plus, l’intention qui a présidé à l’adoption du CSP était d’éviter que les membres de sexe féminin de la famille d’un défunt ne soient privés d’héritage en raison de leur genre. Il semble évident que l’esprit de cette avancée inédite dans le monde arabo-musulman était de tendre vers l’émancipation de la femme tunisienne et vers l’égalité. Permettre à la justice d’évincer la nièce d’un défunt au profit du Trésor Public, en raison du seul fait qu’elle est une femme, serait une injustice contraire à la dynamique avant-gardiste initiée par les fondateurs de la République Tunisienne ; cette modernité étant la plus grande richesse de notre Nation.
En outre, à l’appui de cette interprétation du Code du Statut Personnel, il faut invoquer le Code des Droits d’Enregistrement et de Timbre. En effet, depuis la création de la République Tunisienne, la loi prévoit des barèmes d’imposition relatifs aux droits de succession dont la nièce d’un défunt est redevable lorsque celle-ci hérite de son oncle. Ainsi, l’Article 20 du Code des Droits d’Enregistrement et de Timbre prévoit aujourd’hui des droits de succession lorsque la succession d’un défunt est recueillie par sa nièce. Or, si le même législateur qui a adopté le CSP, a édicté une loi prévoyant l’héritage de la nièce, cela signifie manifestement que dans son esprit et dans son intention, la loi admet la vocation successorale de la nièce. Il nous semble donc que les dispositions du Code du Statut Personnel relatives aux successions devraient être interprétées à la lumière de l’Article 20 du Code des Droits d’Enregistrement et de Timbre.
D’autre part, il ressort de l’esprit du Code du Statut Personnel que le Trésor Public n’a de vocation à succéder au défunt qu’en dernier lieu et en l’absence d’un quelconque parent du défunt. Lorsqu’il existe un parent du défunt, même s’il n’est pas cité expressément par le CSP, c’est ce parent qui hérite du défunt et qui évince le Trésor Public. C’est ce que la Cour de Cassation a affirmé dans l’arrêt n° 19407 en date du 27 Septembre 1990 : en l’absence d’héritiers agnats (Aceb) et d’héritiers réservataires (Fardh), c’est à dire les deux catégories d’héritiers énumérés par le CSP, la seule présence d’un parent proche (Dhaoui el Arham) évince le Trésor Public, auquel cas le Trésor ne recueille que les droits de succession. C’est également l’avis du Mufti de la République (Cf. Avis du 16 Avril 2009).
La lutte pour les droits de la femme continue
Si dans cette affaire, les autorités religieuses sont intervenues – en vain – en faveur de la femme, ce ne doit pas être, à notre sens, un prétexte pour étendre l’influence de la religion sur notre droit. Dans cette affaire la justice civile fut plus royaliste que le roi en spoliant la femme au nom d’Allah. Il est temps de nous manifester en vue de ne pas voir de telles injustices se reproduire dans notre pays et de sauvegarder notre modernité.
En outre, cette affaire nous fait prendre conscience que la lutte pour les droits de la femme et pour l’égalité entre les sexe est loin d’être terminée et qu’au lieu de nous asseoir sur les acquis de l’indépendance en la matière, il faut aller plus loin, avec plus d’audace : réexaminer le Code du Statut Personnel afin de le purger de toute source d’injustice, inscrire l’égalité dans notre prochaine Constitution comme étant un principe que même la loi ne saurait contredire, mais surtout rationnaliser notre droit, nos mentalités, nos juges, et notre manière de penser.
http://www.elmouwaten.com/modules.php?name=News&file=article&sid=134
Follow Us