Habib Sayah
Après de semaines de manifestations et de heurts entre le gouvernement Ghannouchi et les jusqu’au-boutistes de la Casbah, le Président de la République par intérim M. Foued Mebazaâ a fini par accéder à la demande populaire visant à faire table rase du passé en mettant en œuvre des élections tendant à la mise en place d’une Assemblée Nationale Constituante qui ouvrirait le chapitre d’une Deuxième République Tunisienne.
La nécessité de faire table rase au profit du libre choix
Certains s’interrogent sur l’opportunité d’une telle entreprise. N’aurait-il pas été plus sage de maintenir l’ancienne Constitution en l’amendant ? Vers quoi allons-nous ? Avons-nous réellement besoin d’une nouvelle Constitution ? Certes, nous aurions pu nous conformer au plan initial, à savoir une simple réforme de la Constitution du 1er juin 1959. Mais il ne s’agissait pas seulement de purger la Constitution des injustes stigmates de l’ère Ben Ali. L’élection d’une assemblée constituante marque l’ouverture d’une nouvelle ère de la citoyenneté tunisienne, voire même la véritable naissance citoyenne du Tunisien. L’élaboration d’une Deuxième République marque enfin la restitution de la souveraineté au corps citoyen. Les Tunisiens vont finalement avoir le droit de choisir la forme que prendra l’Etat dans lequel ils souhaitent vivre, et définir librement la République et le cadre institutionnel de la vie politique à laquelle ils entendent enfin participer. N’est-ce donc pas l’attribut premier de la souveraineté ?
L’expression « table rase » précédemment employée ne doit pas faire peur. Lorsque nous parlons de table rase, nous entendons « libre-choix ». Ce choix, libre et, je l’espère, éclairé ne mènera pas forcément à un bouleversement institutionnel. Rien n’empêche les Tunisiens de garder dans la nouvelle constitution les fondements de la République fondée par Habib Bourguiba, si cela leur paraît légitime et opportun. Mais le choix doit être exercé.
Pour une redéfinition de la République
Dès le départ de Zine Ben Ali, le 14 janvier 2011, le débat sur un nouveau régime institutionnel a été lancé par la société civile et les partis politiques. Cependant, ce débat ne porte malheureusement pas sur les points fondamentaux. Par-ci nous entendons les voix appelant à la mise en place d’un régime parlementaire, souvent sans même saisir les enjeux et les contraintes juridiques et institutionnelles d’un tel choix ; par-là des citoyens appellent de leurs vœux le maintien d’une présidence forte…
Ce débat est animé par l’émotion. La peur d’un retour en arrière pousse à accorder un pouvoir exorbitant au Parlement tandis que la peur de l’instabilité incite à renforcer les pouvoirs de l’exécutif. Ces mêmes émotions empêchent sans doute d’aborder la question d’une manière réfléchie, et qui aboutirait à une solution intermédiaire répondant à l’ensemble des risques et des enjeux, à savoir un régime mixte qui consacrerait l’équilibre des pouvoirs, car tout déséquilibre, au profit d’une assemblée, d’un gouvernement ou de Carthage, pourrait constituer une déviance vers l’abus.
L’autre débat qui fait rage est celui du sort de l’article premier de la Constitution de 1959 : le texte fondamental de la République doit-il faire référence à la religion musulmane ? A mon sens, la Constitution d’un Etat ne doit pas se préoccuper de symbolisme, encore moins de croyances. Ce doit être un texte juridique efficace, une garantie du respect des droits de chacun et non un prétexte au verbiage et au sentimentalisme démagogique. La croyance est une affaire privée et individuelle. La Constitution ne doit pas verser dans la fiction et dans le symbole. Dire que la Tunisie est arabe ou musulmane est affaire de sentiment et de croyance, or la Loi ne doit pas se préoccuper du sentiment mais du Droit.
Quoi qu’il en soit, même si ce dernier débat touche au rôle de la Loi, les questions qui préoccupent les Tunisiens au sujet de la nouvelle Constitution semblent anecdotiques et ne touchent pas aux enjeux fondamentaux. La question de la laïcité et celle de la répartition des pouvoirs entre les organes institutionnels devraient être posées après avoir défini les fondements juridiques et philosophiques de la nouvelle République, et non l’inverse. De ces fondements découleront les solutions pratiques qui seront adoptées dans le texte qui sera soumis à l’approbation citoyenne. Mais entre temps, nous devons prendre le plus grand recul et adopter une vision globale et philosophique du nouvel Etat.
Nous avons une formidable occasion de redéfinir la République. Et la question essentielle que nous devons nous poser est celle de savoir quel est le rôle de l’Etat, quelles sont ses prérogatives. Nous devons profiter de cette occasion pour redéfinir de manière profonde et globale l’Etat tunisien et le rapport qui le lie au citoyen.
Appel à une redéfinition audacieuse : faisons l’histoire en redonnant le pouvoir à l’individu
La Tunisie a montré l’exemple et a suscité l’espoir des peuples opprimés en bravant avec succès la dictature. Nous sommes aujourd’hui sous les feux des projecteurs et le Monde observe attentivement la manière dont nous allons gérer la transition entre la Révolution et le Nouvel Etat. Nous devrions être à la hauteur de nos ambitions et surpasser les attentes de ceux qui nous regardent en ne craignant pas de faire preuve à nouveau d’une audace exemplaire, aussi exemplaire que l’audace qui a mené au 14 janvier. Selon nos choix dans la définition de la Deuxième République, notre réveil aboutira soit à une révolte salutaire, soit à une révolution copernicienne, aboutie et historique.
Pour mener à bout cette révolution de la dignité et de la liberté, l’audace dont nous devrons faire preuve consistera en une définition juste de l’Etat et de son rapport à l’individu.
L’émancipation de l’individu passe inévitablement par son affranchissement de la tutelle de l’Etat, et cet affranchissement est possible en définissant constitutionnellement les limites des prérogatives de l’Etat. Les Tunisiens ont trop souffert des abus, et ayant vu leur liberté et leur dignité bafouées, ils ont aujourd’hui saisi l’occasion de mettre fin à ces abus et de se prémunir contre les dérives futures. Ce n’est pas l’Etat qui accorde des droits aux citoyens, mais c’est les citoyens qui accordent à l’Etat des pouvoirs.
Dans cette optique, les droits imprescriptibles et sacrés des citoyens doivent être inscrits dans le marbre de la Constitution, afin que nul homme d’Etat ne puisse les remettre en cause. Ainsi, la liberté de conscience, le respect de la vie privée, la liberté d’expression, la propriété privée devraient-ils être protégés par la Constitution en les excluant du champ de compétence de l’Etat, pour qu’aucun gouvernement malveillant et qu’aucune majorité mal inspirée ne puisse revenir sur les acquis de la Révolution.
La liberté individuelle est la valeur centrale qui devrait traverser l’ensemble des articles de la Constitution. Avant de voter une mesure accordant un pouvoir à l’Etat, nous devons songer à la manière dont un homme politique malveillant pourrait en abuser. C’est pourquoi la Constitution que nous adopterons devra ériger des barrières entre nos droits imprescriptibles et sacrés et l’Etat, aussi démocratique soitil. Avant même de demander à l’Etat de nous protéger, demandons à la Constitution de nous protéger de cet Etat qui a longtemps bafoué nos droits et qui pourrait retomber en de mauvaises mains.
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