Tunisie : commentaires sur la révolution à l’occasion des élections

Sadri Khiari

L’Assemblée nationale constituante a été élue [1]. Sa première réunion aura lieu le 22 novembre. Sans conteste, le parti Ennahdha est sorti victorieux du scrutin. Les résultats du vote ont cependant réservé de nombreuses surprises. Bien que la victoire des candidats du parti Ennahdha était attendue, celui-ci a réalisé un score bien plus important que prévu avec 1 500 000 voix. Il obtient donc 89 sièges (41%) sur les 217 que compte l’Assemblée constituante. Souligner, comme le font certains, que 60% des électeurs n’ont pas voté pour Ennahdha mais pour les vingt-sept autres listes qui ont eu des députés à l’Assemblée constituante n’a pas grand sens : cela signifierait que, malgré leurs divergences, ces dernières auraient plus de choses en commun entre elles qu’avec Ennahdha – une façon comme une autre de sous-entendre que le clivage principal qui traverse la société tunisienne est celui qui oppose « modernistes » et « islamistes ».

Moins prévisible, par contre, a été la défaite cinglante du PDP [2], dépassée contre toute attente par le CPR et le FDTL (Ettakatol). Il obtient ainsi seulement 111 000 voix et 16 élus (8%), contre 340 000 voix et 29 sièges (13%) pour le CPR et près de 250 000 et 20 sièges (9%) pour Ettakatol. Le regroupement anti-Ennahdha, le Pôle moderniste et démocratique, apparaît comme le grand perdant de ces élections avec un peu moins de 50 000 voix et 5 sièges (2%). L’extrême gauche (PCOT et Mouvement des patriotes démocrates) obtient seulement 4 députés – bien en deçà de ses attentes. Autre fait notable, les membres déclarés du parti dissout de Ben Ali, le RCD, se retrouvent désormais bien marginaux dans l’Assemblée puisqu’ils seront seulement représentés par les 5 députés (près de 100 00 voix du parti al-Mobadara, constitué par un ancien ministre, Kamel Morjane. Mais la plus grande surprise reste le succès des listes de la « Pétition populaire pour la liberté, la justice et le développement » (El Aridha) qui ont obtenu 26 sièges et se placent dès lors en troisième position derrière le CPR.

Les nombreux commentaires qui ont suivis ces élections interprètent les conflits politiques en Tunisie à travers une grille de lecture eurocentrée, en termes d’opposition droite/gauche, conservateurs/progressistes ou modernistes/islamistes. Or, ce qui caractérise la Tunisie actuelle ce n’est ni une simple opposition entre exploiteurs et exploités, ni la contemporanéité de sphères modernes et de sphères pré-modernes mais, constitutive d’une même modernité, la juxtaposition au sein des rapports sociaux de modalité de pouvoir capitalistes et de modalités de pouvoir inscrites dans la dépendance coloniale toujours réelle. Dans le cadre de cet article, je ne pourrai m’étendre davantage sur cette question.

La majorité des commentaires qu’ont suscité les élections pêchent également d’un autre point de vue : ils évacuent le conflit politique, c’est-à-dire tout simplement la politique et la stratégie. Les stratégies des différents acteurs, que ce soit le pouvoir ou les forces politiques en compétition, me semble, au contraire, avoir joué un rôle décisif dans leurs capacités respectives à obtenir les suffrages de la population. Construites dans l’urgence, souvent hésitantes, conditionnées en partie par la culture politique des différents partis et par leurs enracinements sociaux, ces stratégies ont largement déterminées l’évolution des rapports de force sur le terrain – favorisant les uns et sanctionnant les autres. Le 14 janvier encore, il n’était pas dit qu’Ennahdha deviendrait la force majoritaire de l’Assemblée constituante. Certes, ce parti disposait de nombreux atouts ; il n’était cependant pas assuré de remporter une telle victoire.

Pour en comprendre les ressorts, on ne peut se passer, me semble-t-il, d’une analyse de l’évolution des rapports de forces politiques et des stratégies suivies par les différents acteurs depuis le début de la révolution.

Révolution et contre-révolution

S’il fallait attester du caractère révolutionnaire du processus politique qui s’est développé en Tunisie [3], il suffirait de rappeler la puissance de la mobilisation populaire qui a débuté le 17 décembre 2010. C’est, en effet, l’intervention directe et massive de la population dans le champ politique, toutes catégories sociales confondues, qui a conduit à la fuite précipitée du président Ben Ali – al makhlou3, comme on le désigne désormais, le « déchu », celui qui a été démis, destitué, arraché comme on arrache une dent infectée. Ces mobilisations se sont par la suite élargies, radicalisées, organisées, à tous les niveaux de la société, par saccades mais de manière ascendante, et ce pendant plusieurs mois. De nouveaux secteurs sont entrés en lutte, des formes d’auto-organisation à la base ont émergé, les thématiques des revendications se sont diversifiées tandis que le niveau des demandes politiques s’est approfondi. Pendant de nombreuses semaines, c’est « la rue » qui a commandé et non plus un pouvoir politique, dès lors en détresse, contraint de céder à nombre d’exigences fondamentales jusqu’à celle d’une Assemblée constituante élue démocratiquement. Cette situation a provoqué sinon la destruction des institutions et de l’ensemble des mécanismes du système politique antérieur, du moins leur profonde désarticulation.

Près de dix mois après la déroute du dictateur, la Tunisie reste lourdes de nouveaux conflits, les incertitudes persistent et l’imprévisibilité continuent de régner – et ce malgré une situation relativement stabilisée, l’endiguement des mobilisations et la mise en place de nouvelles formes d’institutionnalisation. Quelles que puissent être les limites de ces bouleversements et les possibles déceptions à venir, une nouvelle période historique s’est ouverte. Cela suffit pour parler de révolution populaire.

Si l’on veut caractériser les choix stratégiques adoptés par les cercles les plus influents du pouvoir (et, sans doute, leurs « conseillers » américains) dans le but de contrer la dynamique révolutionnaire, la notion de contre-révolution, identifiée dans son sens historique à une contre-mobilisation de masse [4], ne convient pas.
Le déroulement des événements laisse penser que différentes stratégies se sont croisées, qui pourraient avoir été impulsées par des sphères plus ou moins concurrentes au sein du pouvoir.Il semble ainsi que certains caciques du régime benaliste aient caressé l’illusion d’une restauration rapide de leur autorité sans limite, sous la direction de l’un d’entre eux, voire du président déchu lui-même [5]. Dans les jours qui ont suivi l’évacuation en catastrophe du dictateur, des commandos non identifiés semaient la panique dans de nombreuses villes tunisiennes tandis que 11 000 prisonniers de droit commun s’« évadaient » soudainement de différentes prisons du pays.

On ne sait pas grand-chose en réalité de ce qui s’est réellement passé au cours de ces journées de violence ni même de leur ampleur réelle, sinon par les traces d’incendies ou de pillages, des témoignages et beaucoup de rumeurs. Ces exactions, quelle que soit leur importance effective, sont imputés à la Garde présidentielle, dirigée par un des hommes de main de Ben Ali, le général Seriati, ou encore à la police politique et aux barbouzes du RCD auxquels des délinquants seraient venus prêter main forte. Le but aurait été de semer la peur du chaos, propice au rétablissement de l’ordre ancien – une stratégie qui se serait heurtée, selon la version officielle, à l’intervention de l’armée, soutenue par la mobilisation populaire organisée dans les quartiers.

Il paraît en effet vraisemblable que le choix d’un retour au pouvoir de Ben Ali ou d’une reconduction presque à l’identique du régime sous une autre autorité, fût loin d’être partagé par les principaux acteurs du pouvoir au profit d’une autre stratégie, progressivement développée dans les derniers jours de la dictature. Ainsi, il a pu sembler préférable d’éviter que la mobilisation grandissante de la population ne révèle toutes ses potentialités et n’en vienne jusqu’à menacer d’effondrement l’ensemble des institutions politiques ; il a pu également sembler opportun de sacrifier l’ancien président et de coopter quelques secteurs de l’opposition au sein du pouvoir tout en élargissant un tant soit peu la sphère des libertés publiques. Ce qui était ici envisagé c’est bien une réforme par en haut, conçue dans l’urgence, afin d’endiguer l’expansion et la radicalisation du mouvement de masse et d’intégrer un tant soit peu les demandes de changement – désormais incontournables – dans le cadre institutionnel d’une « transition » négociée. En d’autres termes, l’enjeu consistait à transformer la révolution en « transition dans l’ordre », selon la formule sans cesse réitérée par l’administration américaine alors que la fièvre révolutionnaire s’emparait de l’Egypte. Le succès d’une réforme par en haut dépendait bien sûr de la capacité du pouvoir à démobiliser les classes populaires et à les désorienter, tout comme à marginaliser les forces les plus combattives en leur sein.

L’hypothèse stratégique d’une « transition dans l’ordre », fondée sur un compromis entre élites, à même de préserver les principales institutions du régime (et notamment le RCD), n’était pas irréaliste. Cependant, la profondeur de l’hostilité suscitée par le système Ben Ali a contraint les cercles dirigeants de l’État – et sans doute de nombreux opposants – à faire de nouvelles concessions à la volonté de rupture exprimée par les mobilisations populaires.

Les forces de l’opposition au sortir de la révolution.

La stratégie transitionnelle avait en main plusieurs atouts. Le premier est qu’elle a su tirer profit de la relative célérité avec laquelle a été décidé le départ de Ben Ali – intervenu avant que la mobilisation populaire ne déploie tout son potentiel. Le deuxième atout est très certainement le rôle dévolu à l’armée. En refusant (de sa propre initiative ?) de participer à la répression des manifestants, celle-ci a acquis un capital de sympathie important au sein de la population, lui évitant ainsi d’être contestée comme l’ont été les forces de police. On peut d’ailleurs se demander si les violences qui ont succédé à la fuite du président n’ont pas été instrumentalisées pour assoir plus encore son crédit [6].

La stratégie transitionnelle a surtout bénéficié de la modération de la plupart des partis qui étaient dans l’opposition du temps de Ben Ali. Regroupant quelques centaines d’adhérents pour les plus importants d’entre eux, dépourvus d’ancrage social, au mieux à peine tolérés sinon férocement réprimés comme le mouvement Ennahdha, ces partis s’étaient justement construits dans la perspective d’une « transition démocratique » négociée entre certaines fractions du pouvoir et les courants « raisonnables » de l’opposition, sous la houlette des grandes puissances. En dehors de quelques groupes d’extrême gauche comme le PCOT ou de personnalités comme Moncef Marzouki, le président du CPR qui appelait à la « résistance » et à la « désobéissance civile », la perspective d’une large mobilisation populaire n’était aucunement intégrée dans l’horizon stratégique des formations de l’opposition.

Il est significatif, de ce point de vue, qu’en 2008, lors de la révolte dans le bassin minier de la région de Gafsa, si l’on excepte la gauche radicale, la plupart des forces de l’opposition sont restées en retrait du mouvement – et ce pendant plusieurs semaines – avant de lui manifester un soutien timide, destiné davantage à souligner la gravité de la situation sociale et l’urgence des réformes à mettre en œuvre plutôt qu’à élargir la sphère de la contestation populaire.

Il me faut également souligner la terrible nécessité dans laquelle se sont trouvées les oppositions tunisiennes : isolées et persécutées par le régime, ils ont dû trouver des appuis à l’extérieur du pays, attendant des grandes puissances une pression sur le pouvoir. Les effets pervers d’une telle politique ont été l’adoption de stratégies de lobbying international, articulées autour de la question des droits de l’homme, comme substitut à la construction d’un rapport de forces en Tunisie, et du renforcement de liens – souvent guère loin de l’allégeance – avec l’Union européenne et les États-Unis. Enfin, la majorité des oppositions à Ben Ali concevait fondamentalement la politique comme étant portée par une démocratie d’élite. S’il leur avait fallu choisir, il y a fort à parier qu’elles auraient fait le choix d’une transition négociée, sans intervention populaire. Surprises par la révolution, elles ont dû faire avec, s’impliquant peu ou prou dans le mouvement de protestation, sans chercher pour autant la rupture avec l’ancien dictateur. En effet, la veille de son départ, la majorité des formations politiques se prononçaient encore pour une sorte de réconciliation générale. Au lendemain du 14 janvier, la ligne générale de leur engagement est demeurée la même, privilégiant – sauf en de rares moments – la voie des négociations au sommet et le respect de la légalité institutionnelle.

La stratégie transitionnelle a donc pu miser sur les forces de l’opposition comme elle a pu parier sur le conservatisme bureaucratique des principaux dirigeants de l’UGTT [7], portés à s’insérer positivement dans un processus de réformes au sommet à condition qu’ils parviennent à brider l’influence des syndicalistes radicaux. Seule véritable organisation de masse pendant des décennies, ancrée principalement dans les secteurs les mieux dotés du monde du travail – notamment parmi les travailleurs de la fonction publique – la Centrale syndicale s’était elle-même compromise avec le régime pendant de nombreuses années. La pression populaire se faisant plus pesante puisque relayée par les sections de bases des régions les plus défavorisées et par certaines de ses fédérations connues pour leurs liens avec la gauche radicale, elle a certes été amenée, dans les derniers jours de la dictature, à soutenir de manière décisive le mouvement révolutionnaire. Malgré quelques hésitations au lendemain immédiat de la chute de Ben Ali, elle a accompagnée par la suite, mais pour un temps seulement, le mouvement protestataire.

Légitimité révolutionnaire et légitimité institutionnelle

La mise en œuvre de la « transition dans l’ordre » a dû cependant composer avec une mobilisation révolutionnaire persistante que le départ de Ben Ali n’a pas suffi à contenir. Vingt quatre heures après avoir été nommé président temporaire à l’encontre du texte de la Constitution, Mohamed Ghannouchi, qui fut Premier ministre du dictateur, retrouva son poste de chef du gouvernement – officiellement suite à une décision du Conseil constitutionnel – et c’est à Foued Mebazza, un vieil homme sans grande consistance politique, que fut confié, provisoirement, le pouvoir suprême. Un gouvernement transitoire a également été désigné : il réunissait certains des principaux responsables de l’ancien régime – nommés aux postes clés [8] ainsi que quelques représentants de l’opposition (PDP, FDTL et Ettajdid) et de l’UGTT, établis à des postes secondaires. Chargé de préparer des élections présidentielles et législatives dans un délai de six mois, ce gouvernement ne devait pas durer.

Sous la pression de certaines de ses fédérations parmi les plus importantes (enseignement primaire, secondaire, postes, santé, etc.), la direction de l’UGTT a immédiatement dénoncé un gouvernement faisant la part trop belle aux dirigeants benalistes et a retiré ses ministres. Elle a été rapidement suivie par le FDTL. Seuls s’y sont arc-boutés le secrétaire de l’ancien parti communiste, le mouvement Ettajdid, et le chef du PDP, Ahmed-Nejib Chebbi, pressé d’en finir avec la révolution et convaincu de triompher aux présidentielles annoncées. Dans tout le pays, l’annonce de la composition du nouveau gouvernement suscitait, cependant, une vague d’indignation. Au centre des revendications, mises en avant par les manifestants, le départ de Mohamed Ghannouchi, l’éviction des ministres du RCD, la dissolution de ce parti et le jugement de tous ceux qui étaient impliqués dans le système Ben Ali. La révolution entamait ainsi un deuxième cycle qui allait contraindre les différents acteurs politiques organisés à corriger leurs stratégies.

Je ne peux pas relater ici tous les faits qui se sont déroulés au cours de cette période, sinon pour en souligner le mouvement d’ensemble : face à une très large mobilisation nationale et à la déstructuration graduelle des institutions du régime, le pouvoir a navigué à vue, faisant concession après concession, tout en cherchant à gagner du temps. Peine perdue, la contestation n’a pas cessé de prendre de l’ampleur, débouchant sur deux évènements qui marquent le point d’orgue du processus révolutionnaire et le début de son déclin.

Le premier événement a eu lieu le 11 février : c’est la constitution du Conseil national de protection de la révolution. Il s’agit d’une instance formée par l’écrasante majorité des organisations de la société civile en relation étroite avec les multiples Comités locaux de protection de la révolution, constitués dans les villes et les quartiers. En dehors du PDP et du mouvement Ettajdid – toujours au gouvernement – on y comptait la plupart des partis politiques, dont le parti Ennahdha et les mouvements d’extrême-gauche, de nombreuses associations ainsi que l’UGTT et l’Ordre des d’avocats : ils exigeaient l’élection d’une assemblée constituante, la dissolution du RCD et la formation d’un gouvernement provisoire composé de technocrates sans liens avec l’ancien parti de Ben Ali. Surtout, le Conseil demandait à ce que son autorité soit officialisée par un décret-loi du Président de la république lui octroyant un droit de regard et de veto sur les activités du gouvernement et notamment sur les nominations de responsables. Face à la légitimité institutionnelle dont se prévalait le gouvernement, un autre organe de pouvoir national tendait ainsi à émerger, doté d’une légitimité issue de la révolution.

Le second événement majeur est sans nul doute le rassemblement de plusieurs dizaines de milliers de personnes devant le siège du gouvernement sur la place de la Kasbah, le 25 février. On a appelé cet événement, la Kasbah II. La Kasbah I avait eu lieu un mois plus tôt, le 27 janvier. De nombreux manifestants avaient occupé la Kasbah alors même que le gouvernement venait d’être expurgé des figures les plus marquantes de l’ancien régime. Ce sit-in avait été brutalement dispersé, sans mettre fin à la tension. Les jours suivants, les manifestations et heurts avec la police s’étendaient à plusieurs villes du pays. Organisé, semble-t-il, indépendamment des partis politiques, la Kasbah II a été un moment intense de mobilisation avec pour principaux mots d’ordre l’élection d’une l’assemblée constituante, la dissolution effective du RCD et le départ de Mohamed Ghannouchi du premier ministère.

Mohamed Ghannouchi est alors remplacé par Béji Caïd Essebsi, un ancien ministre de Bourguiba qui avait occupé le poste de président de la Chambre des députés au début des années 1990. Le gouvernement est remanié. Certains des hommes de l’ancien régime sont toujours là mais aucun des caciques de Ben Ali n’y figure désormais. Technocrates, experts et personnalités secondaires de la société civile sont par contre largement représentés. Par ailleurs, promise depuis le 6 février, la dissolution du RCD est confirmée. Plus décisive encore est la suspension de la Constitution de 1959 et l’institution de la « Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique » sous la direction du néo-charfiste [9], Yadh Ben Achour. Composée de 155 personnes, représentants quasiment l’ensemble du spectre politique, cette institution disposait alors d’un pouvoir d’interpellation du gouvernement. Elle était chargée plus particulièrement de réorganiser la vie démocratique durant la période de « transition » et de d’élaborer un projet de loi électorale destiné à permettre l’élection d’une Assemblée constituante, fixée un premier temps au 24 juillet.

Le nouveau gouvernement cédait ainsi à certaines des principales revendications du Conseil de protection de la révolution. Mais dans le même temps, en cooptant au sein de la Haute instance la majorité des forces qui le composaient, notamment l’UGTT et Ennahdha, le Conseil s’est vu enlever l’essentiel de sa représentativité. La précipitation avec laquelle les anciennes forces de l’opposition ont renoncé au Conseil de protection de la révolution témoigne de l’ambiguïté de l’implication qui était la leur en son sein. Il est vrai que la Haute instance, constituée par le Premier ministre, a permis une critique vigoureuse des logiques et des pratiques du régime de Ben Ali. Il est vrai, aussi, que des revendications radicales s’y sont exprimées et que des décisions importantes, d’un point de vue démocratique, ont pu y être prises et imposées au pouvoir. Si la volonté d’institutionnaliser la révolution dans un cadre négocié avec le pouvoir établi y a prédominé, il n’en demeure pas moins que, portée par la mobilisation populaire, cette instance a développée une dynamique qui est certainement allée au-delà de ce qu’envisageaient ses concepteurs.

En faisant entrer la révolution dans le cadre de l’État, le nouveau Premier ministre avait en effet pris le risque d’être piégé par elle. Sauf à être contesté comme son prédécesseur, il ne pouvait aller radicalement à l’encontre des propositions formulées par les membres de la Haute instance. Cependant, en faisant entrer la révolution dans le cadre de l’État, les autorités en place envisageaient de déplacer le centre de gravité de la contestation de « la rue » aux bâtiments luxueux du pouvoir où avocats, enseignants, médecins et autres représentants des partis et de la société civile devaient se préparer à négocier le partage du pouvoir avec les anciens cadres benalistes. Avec la constitution de la Haute instance, le spectre d’une autorité extérieure aux institutions officielles et disposant d’une légitimité révolutionnaire était écarté mais était consentie du même coup l’éventualité de décisions contraires aux intérêts du pouvoir et d’une refonte globale du régime politique par la future Constituante. De fait, au grand dam du Premier ministre, quelques semaines après la constitution de la Haute instance, celle-ci décide à une écrasante majorité que toute personne ayant eu des responsabilités à quelques niveaux que ce soit au sein du parti de Ben Ali depuis l’accession de celui-ci au pouvoir, il y a 23 ans, serait inéligible. Ce qui, on s’en doute, implique un large remaniement du personnel au pouvoir et la déstabilisation des réseaux d’autorité et de clientèle à l’échelle de tout le pays. Il fallait donc « libérer » les membres de la Haute instance de « la rue », c’est-à-dire affaiblir la mobilisation populaire sur laquelle reposait sa capacité à exercer des pressions sur le pouvoir central mais qui lui interdisait dans le même temps de faire trop de concessions à ce dernier.

Colère et désarroi

Ainsi, la mise en place du gouvernement dirigé par Béji Caïd Essebsi et l’instauration de la Haute instance a correspondu à un raidissement des forces de sécurité et à un durcissement de la répression des mobilisations. La principale opportunité en a été fournie par le déclenchement, dans des conditions obscures, d’une des plus importantes crises qu’a connu le pays depuis les violences qui ont suivies la chute de Ben Ali. Au lendemain de la décision de la Haute instance d’exclure du processus constituant les anciens responsables RCDistes, des manifestations de membres de ce parti sont organisées. Comme au lendemain de la chute de Ben Ali, on apprend l’évasion simultanée de divers centres de détention de centaines de prisonniers de droit commun. C’est le moment que choisit l’ancien ministre de l’Intérieur, Farhat Rajhi [10], pour donner un entretien, immédiatement diffusé sur le net, où il accuse un homme d’affaires, connu pour son implication souterraine dans les affaires politiques, de tirer les ficelles du gouvernement au bénéfice des sahéliens [11]. Il s’inquiète également de voir l’état-major de l’armée se préparer à prendre le pouvoir dans le cas où les résultats des élections à la Constituante donneraient une majorité aux islamistes. Alors que les autorités dénoncent fermement les déclarations de l’ancien ministre, de nombreuses villes tunisiennes sont le théâtre de manifestations exigeant plus de transparence voire carrément le départ du gouvernement Caïd Essebsi. Elles sont réprimées avec une extrême brutalité. Que s’est-il passé exactement ? Je ne saurais le dire. Il me semble cependant qu’elles marquent un tournant dans la situation.

Depuis, des violences souvent suspectes se déclenchent de manière récurrente dans plusieurs villes du pays. Scènes de pillage, incendies volontaires, destruction de biens publics, se multiplient tandis que des mouvements de protestation dégénèrent brusquement sans qu’il soit possible de déterminer la part de spontanéité et la part de provocation à l’origine des violences. Ce genre de heurts, attribués parfois par les médias à des conflits « tribaux », n’a plus cessé d’embraser les différentes villes du pays. Qu’ils soient plus ou moins suscités par certaines sphères du pouvoir dans le cadre d’une stratégie destinée à développer l’insécurité au sein de la population ou qu’ils soient simplement la conséquence de la décomposition des dispositifs d’encadrement et de contrôle de l’État, ou qu’à cela puisse s’ajouter la colère et l’impatience d’une population délaissée, il n’en reste pas moins que ces violences ont concouru à inhiber les mobilisations et à semer le désarroi chez de nombreux Tunisiens. Ces derniers demeurent inquiets et dépités de constater que, si les controverses politiques étaient vives sur les plateaux de télévision, il était toujours aussi difficile de boucler ses fins de mois. La dynamique révolutionnaire en ressort fortement ébranlée. Des mobilisations populaires, des grèves dans les entreprises, se poursuivent ici et là mais l’élan collectif des premières semaines de la révolution semble avoir été enrayé. Le rapport de force se dégrade au détriment des classes subalternes qui assistent, distantes bien souvent, à la préparation d’une élection dont les enjeux leur semblent très éloignés de leurs préoccupations réelles, et tandis que les partis politiques se noient dans une polémique qui pour l’écrasante majorité des Tunisiens n’a pas lieu d’être, le rapport entre le politique et le religieux.

Le désarroi qui a caractérisé les classes populaires au cours des derniers mois s’est manifesté de manière particulièrement claire lors des élections. Ainsi, malgré l’énormité des moyens déployés, la campagne organisée pour inciter les 7 millions et demi d’électeurs à s’inscrire sur les listes électorales n’a pas suscité l’enthousiasme attendu. Loin de là. Les Tunisiens, notamment dans les quartiers et les régions les plus déshérités, ne se sont guère pressés de régulariser leur situation, au point qu’au terme du délai fixé l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), l’autorité chargée de l’organisation des élections, décide que les non-inscrits pourraient voter sur simple présentation de leur carte d’identité nationale. Cette relative indifférence a marquée également le scrutin. En effet, le taux de participation s’élève à 52%. C’est là un chiffre qui, pour des élections qui couronnent un processus révolutionnaire, exprime à tout le moins un certain détachement face à une compétition politique dont les enjeux ont souvent paru indéchiffrables aux yeux de nombreux Tunisiens.

S’il y a un point sur lequel les sondages préélectoraux ne se sont pas trompés, c’est en effet sur l’indécision manifestée par beaucoup – au moins un tiers du corps électoral – à la veille même du scrutin. Il est vrai que les conditions dans lesquelles se sont déroulées les élections ne pouvaient qu’ajouter au désarroi vis-à-vis d’une révolution dont les classes populaires percevaient qu’elle leur échappait au profit des classes moyennes et de leurs élites. Pour 217 sièges à l’Assemblée, sont ainsi entrées en compétition plus de 1500 listes, représentants plus de 10 000 candidats appartenant pour plus de la moitié d’entre eux à des dizaines de partis différents n’ayant pour la plupart que quelques mois d’existence, et pour le reste à une flopée de listes indépendantes. Dans chaque circonscription, plusieurs dizaines de listes, près d’une centaine parfois, se sont disputées les suffrages des électeurs, développant des thématiques et des slogans souvent très proches. Au cours de la campagne électorale, les Tunisiens ont été submergés de tracts et d’invitations à participer à des réunions publiques. Ils ont été abreuvés de discours monotones et sans surprises, à peu de choses près similaires, diffusés quatre heures par jour sur les chaînes de télévision et les radios (autant de clips électoraux que de listes en compétition).

La mauvaise surprise : Hechmi Hamdi

Il n’est pas possible de proposer une analyse détaillée des suffrages exprimés tant que les résultats rendus publics concernent les seules circonscriptions. À cette échelle, on observe en premier lieu que, contrairement à ses concurrents, Ennahdha obtient un score important, bien qu’inégal, dans toutes les régions du pays et, probablement, au sein de toutes les classes de la population. En dehors du grand sud désertique où il rafle plus de 50% des suffrages, ses meilleurs résultats, il les obtient, comme les autres partis, dans la moitié est du pays. Il obtient aussi de bons résultats dans la région de Gafsa (sud ouest). Autrement dit, c’est de manière générale dans les circonscriptions où le tissu urbain, administratif, industriel et commercial est le plus serré que l’audience d’Ennahdha est la plus forte. En l’absence de chiffres plus précis, il est déjà possible d’avancer que les classes moyennes et les travailleurs salariés ont massivement voté pour Ennahdha.

Bien que déstructuré par la répression durant de longues années, Ennahdha a conservé, en effet, la forte audience qu’il avait réussi à conquérir au cours des années 1980, à l’inverse des autres partis plus confidentiels de l’opposition. Très rapidement, au lendemain de la fuite de Ben Ali, il est parvenu à faire abstraction des divergences entre ses principaux dirigeants et à reconstruire une organisation qui a investi l’ensemble des espaces sociaux, notamment dans les petites villes et les quartiers populaires où il est rapidement apparu comme une autorité alternative ou, à tout le moins, comme une force avec laquelle tout un chacun devait composer, reconfigurant de nombreux réseaux de pouvoir locaux autour de lui. Cette légitimité acquise à travers la maîtrise du « terrain » a fort probablement été renforcée par une stratégie habile d’opposition au pouvoir établi. Tout en développant des canaux de négociations tous azimut, Ennahdha s’est toujours maintenu à l’écart des gouvernements qui se sont succédés depuis le 14 janvier ; de même, sans chercher pour autant à développer la dynamique révolutionnaire, il s’est rangé aux côtés des mobilisations les plus importantes comme Kasbah I et Kasbah II. En outre si, à l’instar des autres partis, il a mobilisé au cours de cette campagne électorale les arguments de la démocratie, de la justice sociale et de la lutte contre la corruption, il est le seul à avoir mis au centre de sa démarche l’identité islamique. Il est apparu non pas comme le parti d’une interprétation particulière de l’islam, lié à un projet politique spécifique mais, tout simplement, comme le parti de l’islam. En inscrivant la laïcité au cœur du débat politique ou en faisant d’Ennahdha le parti à abattre, les courants « modernistes » ont contribué ainsi à mettre Ennahdha au centre du jeu politique et à faire du respect de l’islam le seul enjeu identifiable dans la grande confusion qui a marqué cette campagne. Les partis démocratiques et de gauche qui ont refusé de participer à la polémique engagée par les « modernistes » se sont eux-mêmes trouvés contraints de se positionner d’une manière ou d’une autre par rapport à cette controverse.

Or l’islam constitue le repère le plus familier et le plus proche du quotidien culturel des Tunisiens. Et cette référence est d’autant plus forte que le diagnostic spontané de l’autoritarisme et des pratiques du système Ben Ali a mobilisé des catégories morales, y compris sur les questions sociales et économiques (corruption, favoritisme, etc.). Ce qu’ont reproché les Tunisiens au régime de Ben Ali, c’est son immoralité. À l’inverse, en raison de la dimension principalement morale que sa lecture populaire lui associe couramment, l’islam peut sembler contenir des réponses aux problèmes de la société. Mieux que la rhétorique politique bien fumeuse des principaux concurrents d’Ennahdha, la référence à l’islam converge avec le besoin de reconnaissance et de dignité exprimé avec force depuis le début de la révolution. Il ne s’agit pas de dire que les questions sociales et politiques n’auraient pas participé du contenu concret des protestations qui ont conduit à l’éviction du dictateur, mais que les dispositifs de gouvernementalité instaurés par le régime benaliste intégraient, comme l’un de leurs principes, le délitement des formes de solidarité et de reconnaissance intersubjectives et institutionnelles, engendrant mésestime de soi individuelle et collective, dont a témoigné à rebours la bouffée de fierté qui s’est exprimée dans tous les milieux sociaux dès l’annonce du départ de Ben Ali.

Certes, pour beaucoup de Tunisiens, cette dignité retrouvée est associée à la modernité européenne à laquelle la chute du dictateur est censée ouvrir enfin la voie. Pour d’autres, parfois les mêmes, plus nombreux très certainement, la dignité ne peut se comprendre sans la revalorisation d’une manière d’être au monde constitutive de leur identité, d’une culture dont l’islam comme la langue arabe, sont inséparables – un islam dont seul Ennahdha, parmi les principaux partis en compétition pour la Constituante, s’est présenté comme l’ardent défenseur. Face à cette exigence de dignité dont les dispositions religieuses pourraient heurter les formes séculières du « vivre ensemble » et de la politique auxquelles aspirent les Eurotunisiens, ces derniers n’avaient rien d’autre à opposer que quelques formules largement inaudibles : 1) L’islam, c’est très important mais il est plus important encore de le mettre de côté, 2) L’islam d’Ennahdha, n’est ni le « bon » ni le « vrai » islam.

En vérité, le résultat global qui a permis au mouvement Ennahdha de remporter ces élections est peut-être moins significatif que les scores les plus faibles qu’il a obtenus [12], c’est-à-dire, pour lui comme pour les autres partis importants, dans les régions semi-rurales et peu industrialisées du centre ouest du pays, dans ces villes, abandonnées par tous les gouvernements depuis l’Indépendance, dont la révolte au mois de décembre dernier a sonné le glas du régime de Ben Ali. A Sidi Bouzid, pour ne citer qu’elle, Ennahdha obtient l’un de ses scores les plus faibles. De nombreuses petites listes y obtiennent par contre des résultats non-négligeables qui leur permettent d’avoir des élus. Plus inattendu encore, la circonscription est gagnée par les candidats de la « Pétition populaire » (El Aridha). Dans d’autres villes du centre ouest, El Aridha obtient également de très bons scores. Ailleurs aussi (dans le Cap Bon notamment), ses résultats sont loin d’être négligeables. Au total ces listes, surgies de nulle part, gagnent 26 sièges de députés, ce qui les place en troisième position au sein de l’Assemblée constituante.

Avant de poursuivre, il faut évidemment dire quelques mots de ces listes, constituées par un personnage très trouble, Hechmi Hamdi. Membre d’Ennahdha, celui-ci avait été obligé de se réfugier à Londres où, en 1999, il fonde une chaîne de télévision (Al Mustaqila) qui a un temps permis à de nombreux opposants tunisiens de s’exprimer en toute liberté. Bien qu’ayant quitté Ennahdha depuis 1992, il a été impliqué dans des négociations discrètes entre son ancien parti et le pouvoir tunisien avant de prendre fait et cause pour la dictature, transformant sa chaîne de télévision en organe de propagande au service du couple présidentiel. Au lendemain de la révolution, désormais richissime homme d’affaires, il s’est présenté comme le successeur naturel de Ben Ali au Palais de Carthage, a fondé le « Parti conservateur progressiste » dont peu de monde avait entendu parler jusque-là et mis en place les listes électorales connues sous le nom d’El Aridha. Toujours sans quitter Londres, il a mené campagne sur sa propre chaîne de télévision, promettant notamment des soins gratuits à toute la population et 200 dinars (100 euros) d’indemnité mensuelle à tous les chômeurs – ce qui, à vrai dire, n’était pas plus stupide que les grandes promesses abstraites, énoncées avec emphase par les principaux candidats. Provoquant des émeutes violentes dans la région de Sidi Bouzid, l’ISIE avait invalidé 6 des listes de Hechmi Hamdi, avec le soutien de toute la classe politique (les recours déposés auprès du tribunal administratif ont annulé la plupart de ses décisions). Ses détracteurs dénoncent le caractère démagogique de sa campagne et surtout l’implication des réseaux benalistes auxquels l’ancien militant d’Ennahdha serait intimement lié. L’accusation est plausible. On accuse également ses partisans d’avoir fait du porte-à-porte, distribuant de l’argent ou promettant à chacun une rétribution substantielle en cas de victoire d’El Aridha aux élections. Possible. Pour autant, cela ne suffit guère à expliquer pourquoi tant de Tunisiens ont fait confiance à Hechmi Hamdi ni pourquoi, dans les villes mêmes qui se sont soulevées contre Ben Ali et ses réseaux, ces derniers seraient parvenus à obtenir un soutien aussi large à l’occasion des élections.

Là encore, en l’absence de données exhaustives sur les résultats électoraux, il est difficile d’être affirmatif. La percée inattendue des listes de Hechmi Hamdi traduit, à mon sens, la déception et le désarroi ambiants, consécutifs aux batailles perdues par le mouvement populaire entre le mois de février et le mois de mai. Que le soutien à El Aridha se soit exprimé surtout à Sidi Bouzid n’est, de ce point de vue, guère surprenant. Les régions où El Aridha a engrangé le maximum de voix sont justement celles où l’engagement en faveur de la révolution a été le plus déterminé, celles dont les besoins et les attentes étaient les plus fortes, celles qui n’ont vu venir aucune mesure en leur faveur, constatant une fois de plus que la politique était monopolisée par les élites urbaines des zones de la côte est et, très certainement, à leur bénéfice. Dans ces conditions, beaucoup de ceux qui n’ont pas renoncé à voter ont sans doute privilégié leurs intérêts matériels les plus immédiats ou s’en sont remis aux notabilités locales et aux réseaux clientélistes traditionnels. Autrement dit, le vote El Aridha me semble devoir s’expliquer dans une large mesure par le reflux de la révolution et par la dégradation des rapports de forces politiques au détriment des couches sociales les plus défavorisées.

Déceptions à l’extrême-gauche

Ce même phénomène explique également l’échec cinglant des listes l’extrême-gauche. Mais il ne l’explique qu’en partie. Dans un entretien, le secrétaire général du PCOT, Hamma Hammami, met en cause les irrégularités constatées pendant la campagne électorale et au cours du scrutin, la modestie des moyens financiers de son parti, la moindre médiatisation dont il a bénéficié par rapport à d’autres candidats et la confusion suscitée par l’appellation « Al badil etthaouri » (l’alternative révolutionnaire) des listes du PCOT dont le nom, par contre, commençait à être connu. Il regrette également la fragmentation des candidatures d’extrême-gauche.

Ces facteurs ne sont assurément pas négligeables. Ils ne suffisent cependant pas à expliquer pourquoi les candidats de la gauche radicale qui ont fait campagne autour d’une démocratie élargie, d’un projet national anti-impérialiste orienté vers la satisfaction des aspirations et des besoins des classes populaires, du démantèlement des institutions de l’ancien régime, du jugement des anciens responsables corrompus ou impliqués dans des actes de violence, ont attiré si peu de suffrages, y compris dans les zones les plus défavorisées et les quartiers populaires. Surtout, ils ne permettent pas de comprendre pourquoi, alors qu’avec les syndicalistes les plus combattifs et les nationalistes arabes, les militants de la gauche radicale qui ont joué un rôle majeur dans la mobilisation révolutionnaire, à Gafsa, à Sidi Bouzid et ailleurs, aussi bien avant la chute de Ben Ali que dans les mois qui l’ont suivie, n’ont pas vu ce rôle reconnu et approuvé par les électeurs. On pourrait évoquer les distorsions dans l’expression et la représentation de l’opinion publique provoquées par le mécanisme électoral. Mais, une fois ces distorsions prises en compte, se pose la question de la stratégie adoptée pour y faire face.

L’unification des forces d’extrême-gauche aurait-elle suffit à contrecarrer les effets pervers de la représentation électorale ? Dans le cadre des rapports de forces existants, cela paraît peu probable. S’il y avait une alternative, ne se situait-elle pas ailleurs que dans l’élargissement progressif de l’espace politique de la seule gauche radicale ou de l’une de ses composantes ? Ne se situait-elle pas plutôt dans la seule organisation de masse qui, bien plus qu’Ennahdha – du moins jusqu’aux élections –, était liée de près aux classes populaires en l’occurrence l’UGTT ?

Depuis sa fondation à l’époque coloniale, celle-ci a joué un rôle politique fondamental qui n’a pas toujours été, loin de là, celui de relais de la politique du parti destourien. Bien au contraire, malgré les rapports ambivalents de solidarité conflictuelle qu’elle a entretenus avec le pouvoir pendant des décennies, elle a aussi été un contre-pouvoir, à travers lesquels se sont exprimées les oppositions politiques, au point que le projet de constituer un parti à partir de l’UGTT ou de présenter des listes aux élections a maintes fois été à l’ordre du jour à tous les niveaux de la Centrale syndicale. Certes, depuis le milieu des années 1990, elle avait perdu une partie de sa force et la marge de manœuvre des syndicalistes par rapports aux réseaux bureaucratiques liés au pouvoir avait été considérablement restreinte, mais, on l’a vu, dans un contexte de mobilisation révolutionnaire, sous la pression conjointe des événements, des militants de base et de ses organismes sectoriels et régionaux, l’UGTT a joué à nouveau un rôle politique central, allant jusqu’à la participation au Conseil de protection de la révolution. Par la suite, ont convergé les intérêts de ses sommets bureaucratiques et les stratégies des formations de la gauche radicale, chacune jouant sa partition, pour que l’UGTT s’en tienne à un rôle social revendicatif et soutienne le gouvernement de Béji Caïd Essebsi. Je ne suis certainement pas en mesure de l’affirmer mais est-il irraisonnable de penser qu’exiger la constitution de listes UGTT ou émanant à tout le moins de ses structures les plus combatives était un parti stratégique jouable et peut-être porteur d’une dynamique révolutionnaire que les seules forces de la gauche radicale ne sauraient insuffler. Une telle démarche, si elle avait été possible, aurait imposé dans le débat les enjeux véritables de la révolution (au lieu de l’absurde controverse « modernistes contre islamistes »). Elle aurait pu amener à l’Assemblée constituante un nombre important de députés, qui n’auraient probablement pas été rassemblés autour d’un projet révolutionnaire radical mais au moins par les revendications nationales, démocratiques et sociales les plus urgentes des classes populaires. Qu’on ne voie pas, dans ces commentaires, la tentation de faire la leçon à des militants souvent inflexibles et courageux. Je suis bien incapable, pour ma part, de réaliser le millième de ce qu’ils ont tenté pour que triomphe la révolution. Plus modeste, mon intention est de souligner, ici comme dans le reste de cet article, que le résultat des élections n’étaient pas inscrits dans des données culturelles ou sociales implacables mais dans le politique et les stratégies des différents acteurs.

Modernistes contre islamistes ?

Cet article, déjà bien lacunaire, serait tout à fait incomplet si je ne revenais pas sur le fameux clivage « modernistes contre islamistes ». Les scores les plus élevés des partis considérés comme modernistes – même lorsqu’ils ont refusé de mener une campagne anti-Ennahdha – ont été réalisés dans les zones urbanisées les plus favorisées de la capitale et du nord-est côtier. Il est remarquable de ce point de vue que le Pôle moderniste et démocratique, charpenté par l’ancien Parti communiste devenu le parti Ettajdid et par le Parti socialiste de gauche (PSG), issu de l’extrême-gauche, ait obtenu ses meilleurs résultats, bien faibles au demeurant, dans les banlieues résidentielles et huppées de Tunis. Cette situation est d’autant plus paradoxale qu’Ettajdid comme le PSG ont gardé de leur passé un réel attachement à la question sociale. Celle-ci cependant ne fait sens pour eux que dans le cadre d’une modernité séculière dont la défense serait prioritaire par rapport à toute autre considération.

Très rapidement, au lendemain de la fuite de Ben Ali, alors que le parti Ennahdha commençait à peine à se restructurer, une frange du mouvement démocratique a en effet renoué avec un discours que l’on pouvait croire dépassé, celui des années 1990 qui avait vu la grande majorité des démocrates tunisiens et des militants de gauche soutenir, plus ou moins explicitement, la répression du courant islamiste. La figure emblématique de cette politique a été le « moderniste » Mohamed Charfi dont la participation au gouvernement avait justifié aux yeux de beaucoup le silence qu’ils se sont imposés face à la répression féroce du mouvement Ennahdha, alors même que celle-ci permettait la mutation policière et « mafieuse » du système politique. Beaucoup, pourtant réjouis par la révolution, ont bien vite privilégié leur volonté de faire barrage à l’islam politique par rapport au démantèlement des institutions répressives de l’ancien régime [13], cherchant bien souvent à négocier une « transition démocratique » dans des conditions qui garantiraient la marginalité d’Ennahdha. La solution qu’ils ont trouvé, et je dois dire la plus maladroite, a été de prôner la laïcité comme principe de l’État. Par ailleurs, tout en se félicitant du succès de la révolution, ils n’ont eu de cesse de prendre leurs distances par rapport à ses formes populaires, brouillonnes, non encadrées, irrationnelles, non intégrables à la modernité institutionnelle, en un mot, non historiques.

Mon hypothèse est qu’en amont de la campagne contre Ennahdha, il y a les intérêts statutaires d’une fraction des classes moyennes que je qualifierais de bourguibistes. En leur sein, le Pôle moderniste et démocratique représente l’expression extrême d’une idéologie européocentriste, héritage de la colonisation et du bourguibisme, qui traverse à des degrés divers toute la société, y compris, dans des formes particulières, les partisans d’Ennahdha. Cette idéologie qui contribue à perpétuer la condition subalterne des Tunisiens dans les relations sociales mondiales fonctionne, dans le même mouvement, comme l’un des principaux dispositifs de distinction statutaire au bénéfice des classes moyennes et supérieures et comme l’une des procédures d’éviction des classes populaires du champ politique et de la définition des normes sociales, culturelles et symboliques. Du point de vue des classes moyennes, c’est l’un des principaux enjeux de la révolution.

Les motivations qui sous-tendent les choix politiques des classes moyennes ne s’expriment pas seulement en termes de promotion socio-économique garantissant un accès plus large aux biens de consommation, mais également en termes de statut symbolique et de reconnaissance. Contre l’indignité généralisée promue par le régime de Ben Ali, c’est-à-dire la dévalorisation morale et l’auto-dévalorisation collective et individuelle, les Tunisiens tentent de se reconstruire une subjectivité positive. Dans ce processus, les classes moyennes urbaines, et en particulier parmi eux les intellectuels, jouent un rôle de médiation qui leur permet dans le même mouvement de réaffirmer leur statut supérieur dans la stratification sociale, un statut qui se construit dans une matrice idéologique et normative fortement marquée par la suprématie du monde euro-américain à l’échelle internationale.

Malgré les apparences, Ennahdha n’y échappe pas non plus. Même si, pour certaines dimensions culturelles, ce parti a le regard tourné vers l’« Orient » plus que vers l’« Occident », s’il revalorise une conception de l’islam qui se dit plus proche du message divin et des temps magnifiés de la prophétie, s’il réactive également des références réputées non modernes dans quelques domaines de l’organisation du politique, du rôle de l’individu, des mœurs et des questions de genre, il demeure, à sa manière, sous l’emprise du mode de pensée hégémonique de la modernité occidentale (technologisme et scientisme, fascination pour la puissance des bureaucraties étatiques, productivisme, culte de l’entreprise et du marché libre, etc.) S’opposant sur ce point à l’idéologie bourguibiste, dans ses formes anciennes et contemporaines, le mouvement Ennahdha ne considère pas l’État tunisien indépendant, ancré dans le monde occidental, comme une fin en soi mais comme un moment du processus de « renaissance » du monde musulman, une renaissance fondée non pas sur la puissance populaire mais sur la force de l’État, le capital, la science, cimentés par la norme islamique, telle qu’il l’interprète. Il entend ainsi revaloriser les Tunisiens à travers l’islam et revaloriser l’islam face à la hiérarchie eurocentrée des cultures et des forces matérielles.

À rebours de cet idéal qui mobilise une partie des classes moyennes, s’oppose une autre fraction des classes moyennes qui, quant au fond, est profondément bourguibiste – même si, en son sein, nombreux sont sincèrement solidaires des luttes anti-impérialistes, soutiennent les revendications des catégories défavorisées contre l’exploitation et espèrent la libération du peuple palestinien. Mode de consommation, mœurs et pratiques culturelles, attachement à certaines formes de démocratie et à une certaine laïcité, défense des valeurs normatives de la modernité comme l’égalité des genres, etc., expriment à la fois leur distinction par rapport aux classes populaires et le fait que leur dignité se construit dans le mimétisme vis-à-vis de l’ancien colonisateur, toujours tout-puissant. Démocrates ou de gauche, convaincus d’être « progressistes », ils identifient dans le modèle de la modernité démocratique européenne (ou dans sa variante marxiste) et dans ses références philosophiques et morales, la source de leur salut. Ils sont pressés d’entrer dans l’histoire moderne, c’est-à-dire dans l’histoire européenne, et l’islamisme, trop rapidement identifié aux classes populaires, semble leur en barrer le chemin. À travers leur opposition à l’ « obscurantisme » supposé du parti Ennahdha et de son caractère prétendument « moyenâgeux », les courants laïcs affirment leur distinction par rapport aux classes populaires, notamment rurales, considérées comme arriérées, anachroniques et appartenant au passé (de l’Europe !), comme la source de l’irrationalité, de la superstition et de l’anti-modernité.

Face à l’accent mis sur l’« identité arabo-islamique » par les courants qui se réclament de l’islam, a été mobilisé, pour citer cet exemple, le thème de l’« identité tunisienne », censée inclure la première parmi d’autres composantes. Les « modernes », comme Bourguiba en son temps, réaffirmaient ainsi la centralité d’une « tunisianité », s’enracinant dans une Tunisie millénaire, dont l’arabisation et l’islamisation n’auraient été qu’un moment parmi d’autres. Il ne s’agit pas ici de nier que l’histoire du territoire tunisien a été traversée de multiples courants civilisationnels, ni de nier les particularités que cette histoire a façonné, mais d’interroger les enjeux politiques actuels de la réactivation, par les franges « modernistes » des classes moyennes, d’un modèle identitaire construit principalement sur le modèle des identités forgées par les États-nation européens. Je vois, personnellement, trois enjeux à cette réactivation.

Pour des raisons évidentes, il ne leur est guère possible aujourd’hui de revendiquer une « communauté de destin » avec les pays occidentaux ; par contre, même lorsqu’elle se targue de constituer l’espace privilégié de la lutte contre la domination impérialiste, la référence à la tunisianité permet, sans se trahir en apparence, d’orienter la Tunisie vers le nord de la Méditerranée plutôt que vers l’« Orient ». Cette référence, qui repose sur l’identification entre identité, communauté nationale et État-nation, selon le modèle promu par le modèle européen, permet en outre d’insérer la Tunisie dans cette trajectoire historique prétendument universelle que l’Occident veut imposer au monde. Enfin, cette tunisianité privilégie l’histoire des régions côtières, urbanisées, étatisée, « réformistes » du pays, l’histoire des classes moyennes et de la bourgeoisie et relègue son autre histoire, celle des profondeurs de l’ouest et du sud du pays, celle de ces mêmes couches populaires qui ont déclenché la révolution, à la non-histoire. Je n’irais pas plus loin sur cette question qui mérite une exploration plus précise. Mais ces quelques éléments à peine ébauchés me paraissent déjà fournir des points d’appui pour saisir les enjeux que camouflent les imprécations contre l’« intégrisme islamique ». Je les dis brutalement : écarter les classes populaires les plus défavorisées (qu’elles soient sensibles aux thèses islamistes ou non) des lieux de pouvoir et ancrer la Tunisie dans l’histoire de l’Europe.

Une rupture « dans l’ordre »

Au stade actuel de la trajectoire politique tunisienne, la révolution a bousculée les objectifs limités des stratégies de normalisation transitionnelle pour refluer en s’institutionnalisation dans une rupture partielle mais majeure avec la forme précédente de gouvernement. Si l’armée et la police n’ont pas été démantelées et reconstituées, si l’ombre des négociations avec les élites RCDistes et d’autres sphères dirigeantes du régime benaliste n’a jamais cessé de déterminer les choix des anciennes oppositions, désormais au pouvoir, néanmoins une rupture effective avec soixante ans de système politique a été opérée. Que l’on se félicite du résultat des élections ou que l’on s’en désole, il n’en demeure pas moins que, pour la première fois depuis bien longtemps, la Tunisie est dotée d’une assemblée pluraliste qui, dans les jours et les semaines qui viennent, désignera un nouveau président de la république, un premier ministre et un gouvernement, avant de s’atteler à la rédaction d’une nouvelle constitution. C’est une rupture d’autant plus grande que la majorité qui a émergé du scrutin se réclame de l’islam politique.

Le régime autoritaire mis en place par Bourguiba reposait sur un système constitutionnel au sein duquel le président de la république concentrait quasiment tous les pouvoirs entre ses mains, s’appuyant sur une énorme machine bureaucratique entrelaçant administration et parti unique, le Néo-Destour, devenu plus tard le Parti socialiste destourien puis, avec l’avènement de Ben Ali, le RCD. Il s’est longtemps adossé sur une sorte de compromis social basé sur un équilibre conflictuel entre le parti au pouvoir, l’UGTT et les différents secteurs de la classe dominante, un compromis rendu possible par l’interventionnisme économique de l’État et par des dispositifs de redistribution dont la paysannerie et en particulier les zones rurales de l’intérieur du pays ont fait les frais au bénéfice des grandes villes côtières. Était consacrée ainsi la permanence d’une fracture historique entre l’est et l’ouest du pays. Le régime de Bourguiba tirait également sa légitimité de la lutte pour l’indépendance et d’un projet de modernisation eurocentrée. Les ressorts de ce régime ont commencé à s’enrayer dès les années 1970 mais c’est surtout dans les années 1980 que l’incapacité du pouvoir à s’auto-réformer a conduit à des crises successives qui ont débouché sur la prise du pouvoir par Ben Ali, lequel, loin de tenter de rénover un système profondément ébranlé, s’est contenté d’accompagner sa décomposition et de cuirasser son autorité par la multiplication des services de police et de contrôle de la population, par la répression, le quadrillage des quartiers, la constitution d’une pléiade de réseaux souterrains, assurant la dépendance clientélaire, désormais forme privilégiée de la « redistribution », ainsi que par une ouverture économique et l’élargissement de l’accès à la consommation dont une partie des classes moyennes a pu bénéficier.

On m’excusera d’avoir présenté une image par trop schématique et lacunaire du système politique tunisien tel qu’il s’est constitué depuis l’Indépendance, mais cela me parait quand même utile pour mesure l’importance de la rupture introduite par la révolution et que consacrera, pour une part, la Constituante – et en premier lieu, les fondements de la légitimité des nouvelles autorités. Issus de nouvelles générations sans rapport avec l’histoire du mouvement national ni avec son parti historique, le pouvoir qui s’instaure puise désormais sa légitimité dans la résistance à Ben Ali et dans la révolution mais également, sans qu’il y ait, pour l’instant en tout cas, de remise en cause fondamentale de la matrice eurocentrée du bourguibisme, dans les références à la démocratie, à l’islam et à la proximité « civilisationnelle » avec le monde arabo-musulman. Tout cela n’est pas encore joué, bien sûr, comme c’est le cas notamment de l’institution de formes plus ou moins démocratiques de gouvernement. Il est évident par contre que le parti qui a dominé le pouvoir depuis l’Indépendance n’est plus, et que le couple parti unique/UGTT appartient définitivement au passé : la nouvelle formation hégémonique devra, un temps au moins, composer avec d’autres partis dans le cadre des institutions représentatives. Le mouvement syndical ne jouera plus le rôle central qui a longtemps été le sien en tant que principal support social du régime en place et, dans le même temps, en tant que force de pression et canal d’expression premier de l’opposition politique.

C’est dire également que les équilibres sociaux caractéristiques du bourguibisme et déjà passablement bouleversés sous Ben Ali avec la subordination de la bureaucratie syndicale et la libéralisation économique, risquent fort de basculer plus encore au détriment des classes travailleuses et des plus déshérités. Certes, rien n’est fermement établi. Les rapports de force restent encore instables. La révolution s’est accompagnée d’une très large politisation et a développé de fortes capacités de résistance et de contestation qui ne seront pas facilement jugulées. Par ailleurs, les changements en Tunisie s’insèrent dans un ébranlement général du monde arabe dont il n’est guère possible aujourd’hui de prévoir les conséquences. Beaucoup de choses peuvent encore changer dans les mois et les années qui viennent mais ce qui est certain, c’est que la désagrégation des fondements du régime établi à l’Indépendance a atteint un point de non-retour. Pour autant, cette rupture ne signifie pas pour l’instant la dislocation de toutes les sphères du pouvoir issus de l’ancien régime. À la veille des élections à la Constituante, les trois partis aujourd’hui majoritaires ne se privaient pas de dénoncer, à juste titre, l’autorité toujours prédominante de certains réseaux issus du régime de Ben Ali sur les cercles du pouvoir, les instances nationales, régionales et locales du ministère de l’Intérieur, l’institution judiciaire et la bureaucratie de l’État. Il est probable que, sans trop bousculer la bureaucratie étatique ni menacer les intérêts des classes dominantes, les nouvelles autorités seront amenées à négocier et à manœuvrer pour neutraliser les uns et incorporer les autres au nouveau système de pouvoir en voie de constitution. Qu’on ne se presse pas, en tous cas, de tirer des conclusions ; il est particulièrement difficile de démêler les stratégies des choix tactiques opérées par les différents acteurs. Par ailleurs, on sait d’expérience que les tactiques ne sont pas innocentes ; aussi subtiles sont-elles, elles peuvent s’avérer un piège.

Il est peut-être dans la nature d’une révolution d’être inachevée

La révolution est un moment et un mouvement. Le moment où « ceux d’en haut » ne peuvent plus « gouverner comme avant », selon la formule classique de Lénine, et où « ceux d’en bas » sont décidés à ne plus être « gouvernés comme avant », le mouvement à travers lequel le peuple s’empare du politique – pour lui-même. Le moment a triomphé avec la fuite de Ben Ali ; le mouvement a été interrompu, ou peut-être simplement suspendu, au cours des événements qui ont suivi la défaite de Kasbah II. Ainsi, bousculé par la mobilisation révolutionnaire, le processus politique entamé avec le départ de Ben Ali est allé plus loin que les arrangements d’une « transition dans l’ordre », négocié au sommet. Il a pu imposer une rupture profonde, une rupture sans doute « dans l’ordre », pour parler comme la Maison blanche, mais qui, dans le contexte de la révolution arabe en cours, pourrait ouvrir de nouvelles perspectives de libération aux classes populaires. Il faut espérer qu’au slogan « le peuple veut la chute du régime » en succède un autre : le peuple veut que le gouvernement lui obéisse.

 

Notes :

1- Dans le contexte éminemment mouvant de la situation politique actuelle, on ne saurait proposer autre chose qu’une analyse impressionniste des dynamiques politiques en œuvre. La signification des événements ou de leurs effets reste d’autant plus délicate à décrypter que l’information est très partielle, distordue par les conflits et les manœuvres ; la réalité demeure opaque, de nombreuses décisions sont prises dans l’ombre ; aussi bien les acteurs que les journalistes ou les chercheurs avancent dans le brouillard.

2- Parti démocratique progressiste (PDP), Congrès pour la république (CPR), Forum pour la démocratie, le travail et les libertés (FDTL), Parti communiste des ouvriers tunisiens (PCOT), Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD).

3- Tout au long de cet article, il m’arrivera de reprendre, tout en les modifiant, certains passages d’une contribution, rédigée en juillet dernier, intitulée « Tunisie : Révolution, contre-révolution et transition démocratique », à paraître dans la Revue marocaine des sciences politiques et sociales en décembre prochain à Rabat.

4- Quelques jours avant sa chute, l’ex-président avait tenté de mobiliser les cadres et les adhérents du RCD mais en vain.

5- À l’appui de cette thèse, la nomination de son homme de confiance et Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, comme président par intérim, alors que l’article 57 de la Constitution tunisienne stipulait un intérim du président de la Chambre des députés en cas de vacance du pouvoir. On a accusé également Mohamed Ghannouchi d’avoir maintenu des relations téléphoniques avec Ben Ali, installé en Arabie Saoudite. Selon la rumeur, l’épouse de celui-ci se serait rendue en Libye pour préparer le retour triomphal du couple présidentiel, avec le soutien de Kadhafi.

6- La version officielle laisse entendre que l’appareil militaire aurait déployé l’ensemble de ses moyens dans le but exclusif de rétablir l’ordre et de protéger la population comme elle a incité les citoyens à organiser leur défense à l’échelle des quartiers. Or l’hypothèse, sinon d’une complicité active des responsables militaires du moins d’une volonté d’en tirer profit, n’est pas complètement absurde. Si la réalité des scènes de violence et de pillage est incontestable, leur ampleur réelle reste à connaître, et l’on ne peut exclure la possibilité d’une théâtralisation volontaire, destinée à renforcer la popularité de l’armée. La mobilisation populaire, organisée autour des comités d’autodéfense au sein des quartiers, aurait ainsi basculé de la contestation du régime au soutien à l’armée garantissant ainsi son rôle de rempart de l’État, indispensable à la solution transitionnelle. Notons, par ailleurs, que depuis la chute de Ben Ali, la menace d’une participation de l’armée à la répression, voire à un coup d’état militaire, a été constamment mise en avant pour justifier les concessions faites aux hommes de l’ancien régime. Cela a été notamment l’un des arguments du chef du PDP, Ahmed-Néjib Chebbi, pour justifier sa volonté de substituer à la révolution des élections présidentielles.

7- Union générale tunisienne du travail.

8- 15 ministres sur 39 sont membres du RCD parmi lesquels certains occupaient déjà des ministères importants sous Ben Ali.

9- Voir plus bas.

10- Nommé ministre de l’Intérieur dans le deuxième gouvernement formé par Mohamed Ghannouchi, ce magistrat avait aussitôt suscité un phénomène de rejet au sein de son ministère. Il a été remplacé le 28 mars par Habib Essid, chef de cabinet de plusieurs ministres sous Ben Ali.

11- Depuis l’Indépendance, les Tunisiens originaires du Sahel, et plus précisément de la région de Sousse-Monastir où est né Bourguiba, ont été privilégiés par le régime. Farhat Rajhi les accuse de « ne pas vouloir lâcher le pouvoir ».

12- A cette réserve près que, les pratiques politiques étant ce qu’elles sont, je ne peux exclure que des accords discrets de répartition des territoires aient pu être conclus avant les élections entre Ennahdha, soucieuse de ne pas se trouver toute seule au pouvoir, et d’autres forces moins populaires. Il est évident que de tels accords biaisent l’analyse des résultats.

13- Le pouvoir en a d’ailleurs joué. Ainsi de Beji Caïd Essebsi lorsque, pour s’opposer à l’inéligibilité des anciens responsables RCDistes, il a souligné que cela risquait de favoriser les candidats d’Ennahdha.

http://nawaat.org/portail/2011/11/19/tunisie-commentaires-sur-la-revolution-a-loccasion-des-elections/