(Déjà vu) Encore une fois la Kasbah

Alma Allende


Tunis, le 21 février 2011
Hier, le ministre de l’Intérieur a déclaré qu’on allait appliquer la loi – l’état d’urgence toujours en vigueur – et que, de ce fait, tout rassemblement et manifestation étaient interdits.
Cet après-midi, vers 16h00, les Tunisiens ont à nouveau repris la Kasbah. Mais pour une fois, nous n’étions pas là, mais nous avons vu les images. Des milliers de manifestants se sont rassemblés devant le Palais de la Municipalité, ont fait pression contre les clôtures qui protègent l’enceinte où se trouve le siège du Premier ministre, protégé par des militaires et des policiers. Les discussions ont fait place aux bousculades et, devant la poussée des masses, les soldats ont tiré en l’air. La tension n’est pas retombée, elle s’est au contraire accentuée avec des insultes et des projectiles et finalement la défense a cédé: une avalanche humaine a pénétré et réoccupé la place.
Nous sommes arrivés vers 18h00 pour constater qu’un miracle s’était produit. Les murs sont à nouveau recouverts de graffitis et de papiers avec des slogans griffonés à la hâte: « Dignité et liberté »; « La révolution continue »; « Non au complot du RCD », « Abattons le gouvernement collaborationiste »; « Zaura Tunis, Zaura Masr, zaura zaura hata el-nasr » (Révolution en Tunisie, révolution en Égypte, révolution, révolution jusqu’à la victoire); « Pouvoir populaire »; « Mobilisation, mobilisation jusqu’à ce qu’on impose la volonté populaire »; et aussi: « Soyons réalistes, exigeons l’impossible ». De l’autre côté, sur le linteau du siège du Premier ministre, où des grappes de jeunes sont à nouveaux accrochées aux fenêtres, d’autres slogans témoignent de la finesse et de la conscience de ces gens. Une grande pancarte énumère les revendications des manifestants: dissolution du gouvernement et du parlement, destitution de la judicature, formation d’une assemblée constituante élue par la volonté populaire. Une autre identifie le peuple avec le Conseil National de Défense de la Révolution. Et une autre démontre jusqu’à quel point les provocations – face auxquelles, en partie, est tombée la manifestation pour la laïcité de samedi – ne donnent aucune prise ici: « Ce sont les bandes du gouvernement terroriste qui ont tué le prêtre » (en référence au curé polonais assassiné à Manouba). La sensation de déjà vu – avec la cascade de protestations qui déferle sur le monde arabe en mémoire – provoque en nous un tremblement de bonheur public, un frisson onirique partagé. La résistance est dans la répétition et il y a des événements dont la seule répétition est déjà une nouveauté multipliée, amplifiée à l’infini dans un jeu de miroirs sans origine. Nous regrettons seulement l’absence d’Ainara et d’Amin, qui sont en voyage car sans leurs yeux nous nous sentons un peu aveugles.
Ils sont moins nombreux que lors de la première occupation, mais ils sont revenus et ils en attendent beaucoup plus. Il semble qu’un autobus a été arrêté à Kairouan et d’autres groupes espèrent contourner les contrôles sur les routes. Comme la première fois, les drapeaux ondoient, l’hymne national retentit, les slogans sont criés à pleine gorge. Quelques jeunes, avec un brassard blanc au bras, s’occupent de l’organisation devant le balcon du Ministère des finances, où une pancarte du Front du 14 janvier a été placée. Toutes les forces anti-gouvernementales sont représentées sur la place, y compris celles qui ne veulent aucune représentation. Nous parlons avec trois hommes qui viennent de Hay Tadamun, un des quartiers les plus défavorisés de la capitale. Ils font partie du Comité de Défense et sont venus ici, indignés par la mascarade incarnée par ceux qui prétendent parler au nom du peuple et qui ne leur permettent pas d’organiser la vie dans leur quartier. « Nous ne voulons pas d’argent, nous voulons que Ghannouchi s’en aille ». Samia Labidi, une femme qui les accompagne, enveloppée dans un drapeau tunisien, proclame sa soif de justice:
— Ils nous ont montré les trésors des palais de Sidi Bou Saïd à la télévision. Du pur théâtre. Et nous sommes fatigués du théâtre. Nous exigeons la dignité et la liberté.
Parmi la foule, nous trouvons Farouk et Khaled, du Parti du Travail National Démocratique, également membres du Front du 14 janvier. Ils nous disent qu’ils sont là pour voir qui a organisé l’occupation de la Kasbah et la rejoindre afin de coordonner les luttes. Ils nous donnent la sensation d’aller un peu à la remorque d’une mobilisation qui, cependant, a besoin d’une structure politique et nous en profitons pour leur demander des nouvelles du congrès du Front célébré le 12 février dernier. Ce fut un succès de foule – quelques 8.000 participants – mais nous avions cherché en vain un communiqué ou une déclaration commune.
— Il n’y en n’a pas encore confirme Khaled. Nous avons derrière nous des années de divergences et nous sommes en train de négocier. C’était notre premier congrès et nous avons encore beaucoup de travail devant nous. Le problème, c’est que la réalité va beaucoup plus vite que nous.
À ce moment là survient quelque chose d’étrange. Un des camions de l’armée garé contre le mur, au fond de la place, allume ses phares et allume son moteur. La foule s’agite. Le retrait de l’armée de la place peut être à nouveau le signal d’un assaut policier. Ce qui est étrange, c’est que le conducteur appuie sans cesse sur l’accélérateur, faisant rugir le moteur, mais sans bouger le véhicule, comme s’il voulait attirer l’attention au lieu de vouloir se déplacer réellement. Une provocation? Un avertissement? Les manifestants comprennent tout de suite et courrent pour se rassembler et s’asseroir devant les camions afin de leur couper l’issue. Camions et manifestants seront toujours là plusieurs heures plus tard quand nous appellerons la Kasbah pour prendre des nouvelles.
Sous le phare du camion, un jeune est en train d’écrire sur un papier posé sur le sol: « Le pouvoir appartient au peuple, le peuple n’appartient pas au pouvoir ».
Nous cherchons nous aussi un responsable de l’organisation afin de lui demander son numéro de téléphone avant d’abandonner le lieu. Ibrahim, un cinquantenaire qui travaille au Ministère de l’enseignement supérieur, nous parle du Che, de Fidel, de l’autre aussi – comment s’appelle-t-il? – du Venezuela:
— Chávez?
— Non, non, bien avant lui… Simon Bolivar!
Il se montre très fier de ses connaissances:
— Notre révolution ne vient pas de nulle part. Elle a des précédents partout. Nous connaissons l’histoire et c’est pour cela que nous voulons un gouvernement souverain, non dépendant ni de l’Union européenne, ni des États-Unis.
Dans un autre groupe, sur l’esplanade devant l’hôpital, entre les clôtures de l’enceinte et du Palais de la Municipalité, on discute avec chaleur. Deux personnes mènent la dicussion: Mondher, un ingénieur du Congrès pour la République (le parti de Marzouki) et un jeune juriste nommé Yauhar. En réalité, plutôt qu’une polémique, ils se donnent raison dans un espèce de potlatch discursif. Ils expliquent avec force détails l’absence de légitimité du gouvernement de Ghannouchi:
— C’est exactement le contraire – dit Yauhar. Ce gouvernement ne peut ni réformer la loi ni convoquer des élections. Il faut d’abord élire une assemblée constituante qui élabore le nouveau texte constitutionnel auquel devra être adaptée la nouvelle législation. La dissolution des institutions et l’élection populaire de la constituante sont les conditions de toute légitimité.
Et il ajoute:
— On nous demande d’avoir confiance en Ghannouchi, qui doit nous guider vers un nouvel ordre de légitimité et de démocratie. On nous a dit précisément la même chose en 1987, quand Ben Ali a écarté Bourguiba à la tête de l’État. Sans une nouvelle constitution, il ne peut y avoir d’élections. Nous n’avons aucune confiance dans les promesses d’un homme, ce doit être la loi qui nous garantit la souveraineté.
Il nous dit que, ensemble avec d’autres jeunes avocats et universitaires, il a créé un « Forum Citoyen » qui tiendra vendredi prochain une conférence de presse sur une initiative afin de récolter un million, deux millions, trois millions de signatures afin de forcer la démission du gouvernement et l’élection d’une assemblée constituante.
À ce moment, un jeune arrive sur la place et déploie un drapeau. En réalité, il s’agit de la reproduction d’un panneau de circulation indiquant une direction interdite, sur un fond blanc: « Interdit de faire demi-tour ».
C’est cela, précisément, que demandent les occupants de la Kasbah.
Lorsque nous retournons à la maison, les nouvelles de Libye, du Maroc, du Barheïn, du Yémen, donnent toute leur place à l’expérience de cet après-midi, pourtant loin de l’attention médiatique. Il n’y a plus rien de local ni de petit dans le monde arabe. Tout est dans tout. Le monde arabe, duquel on n’attendait que rêve ou fanatisme, n’existe pas seulement, il chevauche le cheval qui galope vers d’autres lieux.
Et pour quand en Europe? Pour le moment, nous regardons aussi vers le Wisconsin.

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