Le présent texte est adressé pour discussion à tous les responsables des partis et mouvements politiques d’opposition, à tous les syndicalistes, à toutes et à tous les dirigeant(e)s des mouvements de la société civile, à tous ceux, citoyennes et citoyens, qui s’intéressent à une sortie de la crise favorable aux classes populaires.
Gilbert Naccache
L’ampleur du mouvement de contestation tunisien, la dureté de sa répression, le nombre élevé de victimes, font qu’une page semble tournée, que rien ne sera plus comme avant, et le retour à la situation précédente paraît impensable. Au-delà des sentiments légitimes de colère, d’indignation, de compassion pour les victimes de la folie meurtrière d’un pouvoir aux abois, aux provocations de toute sorte d’un Ben Ali et de ses sbires qui sont déjà plus qu’à moitié éliminés, il faut réfléchir à l’avenir.
Les questions qui paraissent les plus importantes pour envisager la sortie de la crise actuelle du pays sont au nombre de trois :
1.- Quel est le sens et la portée du mouvement actuel de révolte des Tunisiens, surtout les jeunes ?
2. – Quel rôle a joué ou risque encore de jouer le RCD ?
3.- Y a-t-il une possibilité de sortie de crise qui ne soit pas une répétition à terme, de ce qui s’est déjà passé ?
J’apporte ci-dessous mon sentiment sur ces questions, en espérant que ce texte puisse contribuer à une très large discussion de fond.
1.- Dans tout le pays, malgré la sanglante répression des forces de police, malgré les arrestations, malgré les promesses et malgré les menaces, les révoltes populaires se poursuivent, après trois semaines, et ne semblent pas près de s’arrêter. La mobilisation de toutes les couches du peuple, en premier lieu sa jeunesse, ses chômeurs diplômés, fer de lance de la révolte, soutenus légitimement par les lycéens et les étudiants, conscients de l’absence de perspectives d’avenir, mais aussi par les travailleurs, les avocats, les paysans, les syndicats, va en augmentant, démentant toutes les interprétations officielles : il ne s’agit pas seulement de la demande de travail, qui a joué, notamment à travers la personne de Mohamed Bouazizi, le rôle de détonateur ; il y a, mais pas seulement, le sentiment d’injustice qu’éprouvent à juste titre les habitants de l’intérieur du pays, les « ruraux » au Nord-Ouest au Centre et au Sud, convaincus d’être méprisés et abandonnés par l’État aux mains des urbains de la côte et plus spécialement les Sahéliens : cela explique la détermination et le courage des manifestants de ces zones, représentants modernes de la Siba du temps des beys (les zones échappant au contrôle) en lutte contre le Makhzen (le centre du pouvoir) ; le très large soutien dont ont bénéficié ces révoltes dans le pays atteste qu’il s’agit de quelque chose de plus général, et de plus définitif : ce qui est en cause, c’est l’ensemble d’un système, système de gouvernement basé sur la dictature policière et l’étouffement de toutes les libertés, système politique s’appuyant sur un parti unique, le RCD, depuis longtemps étranger à la population qu’il surveille, exploite et rackette, système économique où la puissance de l’État est mise au service d’un clan, où les entrepreneurs privés sont eux-mêmes dépouillés ou contraints de servir ce clan, système d’asservissement des médias et de répression des libertés d’expression et de réunion, système de corruption généralisée et de pillage cynique du pays, système basé sur le mépris des plus démunis… C’est ce système que la mobilisation populaire rejette, et qu’elle finira par vaincre, quelle que soit la résistance désespérée d’un pouvoir qui, ne pouvant plus compter rassembler ses alliés, se contente de faire des promesses aujourd’hui mirifiques, aussitôt démenties par une répression accrue.
2.- Comment, pendant toutes ces années, le RCD a-t-il tenté de préserver sa situation dans le système? ce qui peut éclairer sur la façon dont il affronte la crise actuelle : pilier essentiel de la forme particulière de l’État tunisien, il n’est pas insensible aux risques que la révolte populaire fait courir à cet État, et à lui-même.
Après les événements de Slimane de décembre 2006, Ben Ali déclara, le 20 Mars 2007, qu’il fallait à la Tunisie une opposition forte. Comme beaucoup, il tirait des leçons de l’incapacité, pour un régime qui ne compte que sur le verrouillage sécuritaire, d’apprécier la situation réelle de l’opinion dans le pays : la démocratie, les libertés publiques, l’expression libre, rendent possible une évaluation réaliste, et donc la recherche de solutions éventuelles. Le danger principal venant pour lui des islamistes, Ben Ali ne pouvait que favoriser l’opposition réellement laïque, celle qui n’était pas prête à une alliance quelconque avec le courant islamiste, à savoir le Mouvement Ettajdid. Ce dernier prépara son congrès de juillet 2007, avec le soutien financier de l’État – précisons que cette aide est conforme à la loi, mais elle n’est pas donnée à tous – en essayant de se renforcer, notamment en élargissant son recrutement à des milieux universitaires de gauche jusque là inorganisés.
Laissons de côté la question de savoir si, au cours de ce congrès, on a compris ou non les véritables enjeux, et rappelons ce qui s’est passé après ce congrès, au début du mois d’août : les murs du pays se sont couverts d’affiches appelant la candidature de Ben Ali en 2009. Cela apparaissait comme un rappel à l’ordre du président par son parti : en lui signifiant à nouveau qu’il ne pouvait être élu que grâce au RCD, ce dernier disait nettement à Ben Ali qu’il ne laisserait pas s’établir une réelle démocratie, qu’il n’accepterait aucune concurrence partisane, lui rappelant implicitement que le 7 novembre n’aurait pas eu lieu sans son accord. Le message a été compris, et le pouvoir a renoncé à poursuivre les timides mesures de démocratisation qu’il avait esquissées, et a repris le verrouillage.
Réélu en 2009, le président a paru oublier le marché implicite : le pouvoir vient de l’accord du parti, c’est sa seule légitimité. On parle de plus en plus de changement de la constitution dans le but de permettre à la femme de Ben Ali ou à un de ses parents de prendre la succession de la Présidence de la République. Or, les membres du RCD ont toujours plus d’échos du mécontentement général dans le pays, et de la répulsion que le peuple éprouve pour les figures de proue de la « quasi-maffia », pour reprendre les termes de l’ambassadeur des États Unis, et il ne tarde pas à réagir : moins d’un an après l’élection de 2009, il lance le mot d’ordre « Ben Ali en 2014 » signifiant ainsi clairement son hostilité à la famille maffieuse. Belhassen Trabelsi, une des figures marquantes de cette famille, voit le danger, et tente de donner le change en réclamant du Comité Central du RCD – dont il fait partie, ce qui n’est pas pour redorer l’image de ce parti – d’adopter officiellement la candidature de Ben Ali avec quatre ans d’avance ! Mais, malgré cela, Ben Ali ne veut pas, ou ne peut pas réduire l’influence évidente de la « famille régnante », tandis que les révélations de Wikileaks montrent clairement que les Occidentaux, USA en tête, ne sont plus opposés à un changement de présidence en Tunisie. Le parti doit alors préparer ce changement,
A-t-il ou non joué un rôle dans la généralisation de la contestation populaires de ces dernières semaines? Il est difficile de le dire, mais sa passivité, d’une manière générale, jointe au fait que les mots d’ordre des protestataires s’en prennent surtout à Ben Ali et aux « voleurs qui l’entourent» font penser qu’il n’est pas trop inquiet, et cherche les moyens de survivre à la crise actuelle. Solution à la portugaise («La révolution des œillets» menée par quelques généraux, qui ont remis plus tard le pouvoir aux civils)? Si cela semble possible, notamment du fait que l’Armée est relativement mise à l’écart, le pouvoir s’appuyant bien plus sur forces de sécurité intérieure (Police, Garde nationale) de mieux en mieux équipées, et qu’elle est apparemment sous une constante suspicion, voire méprisée par un pouvoir qui la traite comme moins que rien, on ne sait rien des dispositions des cadres d’une Armée, qui ne sont probablement pas insensibles aux émotions du peuple, (et peut-être aussi à l’idéologie islamiste?) ; il peut y avoir une sortie à la Ceaucescu (le dictateur roumain avait été renversé et exécuté par ses proches collaborateurs du PC, sur fond de révolte populaire), ou tout autre forme, comme la démission forcée de Ben Ali, avant ou après son départ pour l’étranger. De toutes façons, on doit sans doute beaucoup discuter dans les milieux destouriens, et les remplaçants possibles, liés au Parti, ont probablement tous été passés en revue… Toutes ces hypothèses ont en commun de ne pas mettre directement en question le parti unique qui, chassé par la porte, risque bien de revenir par la fenêtre.
3.- Mais n’y a-t-il pas la possibilité d’une solution démocratique, conforme au vœux de la population et aux intérêts du pays, qui n’aboutirait pas, à terme, à la remise en selle du parti unique, sous son nom ou un autre, à la renaissance des parasites et des corrompus-corrupteurs, et au retour de la répression ? Si difficile qu’il soit de l’imaginer, il en existe une, qui reposerait, dans la clarté absolue, sur une large union de tous ceux qui sont intéressés par un véritable changement démocratique, partis politiques et organisations de la société civile (LTDHT et ATFD notamment) et sur l’adoption par eux d’une Charte de la reconstruction politique démocratique, qui les engage complètement. Tous les signataires devraient renoncer à l’idée d’un monopole de leur mouvement ou d’un autre, et se préparer à collaborer dans la plus grande transparence, avec tous les autres. Cette charte serait le premier, et le plus urgent, volet d’un programme d’ensemble, à discuter très largement, qui permette de répondre aux revendications populaires. En attendant que les conditions d’une telle discussion soient réunies, et pour qu’elles le soient, j’avancerais les propositions suivantes :
La situation politique en Tunisie continue à être caractérisée par la toute-puissance d’un pouvoir qui, en utilisant abusivement le parti unique de fait et ses adhérents, se permet de décider, en toute impunité, et en toute illégitimité historique, les plus grandes atteintes à la démocratie et au respect des citoyens, ce qui est à l’origine de l’actuelle révolte du peuple tunisien, qui met provisoirement en avant les structures de répression armée. …
Il faut prendre acte que cette situation ne tire pas ses origines uniquement du mode de gestion de Ben Ali : depuis l’indépendance, en 1956, avec d’abord l’écrasement de la dissidence youssefiste, puis l’interdiction en 1962 de tous les partis et associations indépendants du pouvoir, avec l’avortement organisé du pluripartisme en 1981, et la continuation de cette politique du double discours après novembre 1987, le parti unique règne en maître absolu dans tout le pays. La Tunisie est gouvernée par un État dont une fraction, efficace et illégale en tant que telle, est le parti au pouvoir : Néo-Destour, P. S. D., R. C. D., le nom a changé, la réalité reste la même, c’est ce parti qui prend, ou garantit l’exécution de toutes les décisions politiques, qui n’ont d’autre objectif que celui de perpétuer son maintien, ainsi que les privilèges, pouvoirs et possibilités d’abus de toute sorte, que lui confère sa position dans la société. Pour cela, le parti est comme un filet dont les mailles enserreraient l’ensemble de la société, disposant, collectivement et individuellement, de renseignements et de moyens de pression sur la plupart des citoyens.
Pour créer les conditions d’un changement démocratique en Tunisie, il faut d’abord en extirper le parti unique et briser tous les liens qu’il maintient avec les autres instances de l’État. Il se trouve, par bonheur, que les textes ne légalisent pas le parti unique ni sa pratique, et que par conséquent la plupart de ses actes sont contraires à la loi et à la constitution…
1.- Il faut donc avant tout mettre la justice en condition de faire respecter la loi et de réprimer sans pitié tous les abus que permet, au quotidien, le maintien de cette situation, tout ce qui se fait au nom des privilèges et de l’impunité des chefs à tous les niveaux de la hiérarchie de ce parti et de ses organisations-filiales, comme tout ce qui participe à perpétuer ces abus et cette impunité. La justice aura fort à faire, on est en face de la définition juridique de « l’organisation de malfaiteurs », c’est-à-dire de gens rassemblés pour commettre, ensemble et séparément, des délits réprimés par la loi.
Mais pour cela, il faut d’abord garantir aux juges la possibilité de conduire des poursuites, et donc en finir avec la situation actuelle où les poursuites sont du ressort du Procureur, c’est-à-dire en fin de compte du Ministère de la Justice, dès qu’il s’agit de la vie publique.
Cela implique : l’indépendance véritable et totale de la justice, la soumission effective de la police à cette justice indépendante, l’élargissement du champ d’intervention des juges en matière de corruption, d’abus de pouvoir, de détournement de fonds publics, de rackets de tous genres…
2.- En attendant que cette justice, en poursuivant les auteurs de délits de cette sorte, en vienne à prononcer la dissolution du RCD en tant qu’organisation responsable de tant de délits et crimes économiques et politiques, des décisions d’ordre politique s’imposent :
a) L’interdiction totale du RCD, considéré comme le premier responsable des atteintes graves à la Constitution et à la loi, du non-respect de la démocratie, des libertés publiques et privées et de l’intégrité physique et morale de nombre de Tunisiens.
b) L’interdiction civique de tous ceux qui, à une date précise, le 1er Janvier 2010 par exemple, auront occupé des postes de responsabilités, à quelque niveau que ce soit, au sein du RCD. Et ce, sans préjudice des poursuites qu’ils pourront encourir devant les tribunaux.
3.- Dans le cadre de la lutte contre le système du parti unique, et de l’établissement d’une véritable démocratie plurielle, engagement formel de tous ceux qui sont partie prenante dans cette lutte de ne pas recruter d’anciens cadres du RCD dans leurs organisations, car ces cadres ont de fortes chances d’amener avec eux les méthodes, la « philosophie » du parti unique, ainsi que leurs réseaux de clientélisme et de pressions sur les populations.
4.- Dès maintenant devrait se développer une campagne de dénonciation de toutes les pratiques liées à ce système de parti unique, de toutes ses manifestations, en particulier de l’utilisation des instances administratives et légales de l’État au profit du parti unique, collectivement ou à titre individuel, pour servir tel ou tel intérêt particulier.
5.- Tout cela suppose, bien entendu, que soit complété l’arsenal constitutionnel et législatif visant à interdire toute confusion entre État et parti : nécessité pour le chef de l’État d’abandonner toute appartenance à un parti politique, tout comme les gouverneurs, délégués et autre représentants de l’autorité centrale ; abandon par les membres du gouvernement de leurs responsabilités dans leurs partis respectifs pendant la durée de leur mandat…, avec définition des sanctions, et des procédures d’application de ces sanctions, en cas de non-respect de ces clauses, ce qui suppose notamment la réintroduction du principe de responsabilité civile et pénale des élus, à quelque niveau de responsabilité qu’ils se situent.
Ces propositions, si elles peuvent constituer un point de départ, ne sont exclusives d’aucune autre qui aille dans le sens d’établir les bases d’un renouveau démocratique réel, condition nécessaire à la mobilisation consciente de toutes les forces intéressées à ce que le peuple entier profite du développement et des progrès du pays.
G .N .
8 Janvier 2011
publié par Gilbert Naccache le Vendredì14 Janvier 2011
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