Gilbert Naccache – 3 mars 2011
La plus grande catastrophe qui ait atteint la pensée sociale, révolutionnaire ou non, a été la chute du mur de Berlin. Non que cette chute ait été, en soi, une mauvaise chose, bien au contraire. Mais elle a provoqué un tel choc parmi les penseurs de la société, qu’il y a eu comme une paralysie générale de la raison : à gauche, on s’y attendait si peu – ce qui en dit long sur l’insuffisance théorique de cette gauche, installée dans la certitude de la prolongation pour encore longtemps de la situation en URSS et dans l’Est européen – que, au lieu d’interroger ses convictions, de remettre en cause ses certitudes, de reprendre les raisonnements, comme le ferait tout scientifique devant l’échec d’une expérience, on a tout simplement renoncé à l’outil d’analyse, le marxisme, et même à l’analyse tout court. Depuis la fin des années1980, la gauche, incapable de prévoir quoi que ce soit, y compris la crise économique, court derrière les événements, en situant son intervention sur un plan immédiat, moral ou de revendications ponctuelles. Quant à la droite, en l’absence de l’aiguillon de la critique de gauche, elle s’est béatement endormie sur la certitude – en petite partie fondée – d’avoir eu raison dans ses condamnations de l’URSS et son soutien aux « dissidents » au nom des droits de l’homme, elle ne s’est plus demandée le moindre effort théorique, campant sur ses positions théoriques du passé et ne se renouvelant plus.
L’impuissance théorique généralisée, l’absence d’une analyse sérieuse des conditions, et surtout des causes de l’écroulement du « communisme » nous ont conduits, intellectuels et penseurs, ou plutôt ceux qui auraient du l’être, à regarder avec une surprise hébétée les révolutions tunisienne et égyptiennes, et celles qui se produisent dans d’autres pays semblables, comme la Libye, l’Algérie, le Yemen, Bahrein…..
Il y avait la possibilité, pourtant, en partant d’une étude un peu sérieuse de ce qui était arrivé en URSS, de ne pas être tout à fait démuni devant ces récents développements. Il aurait fallu pour cela comprendre la nature particulière du phénomène nouveau, né au vingtième siècle, de l’État de parti unique.
L’analyse que l’on aurait pu faire théoriquement de ce phénomène du parti unique correspondait parfaitement au ressenti des révolutionnaires tunisiens : ceux-ci, loin de se contenter du premier succès qu’a été la chute de Ben Ali, ont exigé le départ du parti unique, son interdiction, l’épuration des structures de l’État, etc…. Ces demandes paraissaient naturelles pour des couches populaires ayant vécu l’oppression et le vol opérés par et au nom du RCD au quotidien. Elles sont en même temps l’une des conditions pour, en levant les pesanteurs liées aux énormes ponctions opérées par la bourgeoisie parasitaire et de plus en plus maffieuse qui dominait l’État, libérer les forces productives et rendu possible un véritable développement.
Cette absence d’analyse n’a pas favorisé un programme d’action, une possibilité d’offrir au mouvement révolutionnaire des dirigeants capables de les conduire et une ligne politique claire. Plus encore, on a pu noter, jusqu’à une date toute récente, avec les victoires arrachées par les révolutionnaires (plus spécialement les jeunes qui ont occupé la place de la Kasbah) que tous les partis politiques avaient toujours eu deux à trois jours au moins de retard sur les révolutionnaires, ne reprenant leurs revendications politiques qu’une fois celles-ci satisfaites ou sur le point de l’être.
C’est pourquoi on a eu affaire à une révolution, certes préparée de longue date par les nombreuses luttes qui se sont déroulées tout au long de l’histoire, mais réalisée surtout par une jeunesse en mouvement, compensant son absence d’éducation politique par un instinct très sur, par une lucidité venue du fond de l’histoire de ce peuple pour qui la dignité a toujours été la plus haute valeur.
C’est que, en marginalisant complètement tous les acteurs de la société politique qui n’étaient pas liés au pouvoir, celui-ci a rapidement exercé sa domination sur la société au seul moyen de la force, voire de la terreur, incapable qu’il était d’avoir les moyens de l’hégémonie idéologique, comme disait Gramsci, et surtout d’élaborer une idéologie qui aurait pu devenir celle de la société civile.
Les ponctions de plus en plus grandes sur les revenus des gens, l’arrogance et le mépris qui accompagnaient les exactions de ces maffieux sûrs de l’impunité, ont fin par faire éclater la colère populaire qui ne s’est plus arrêtée…
En somme, faute d’une direction politique, la société civile a su trouver en elle les voies d’une véritable révolution. Le caractère exceptionnel, nouveau et jusque-là unique de cette révolution réside en premier lieu dans sa non-violence, qui a étonné le monde entier :à la force des armes, elle a opposé la détermination à ne pas capituler, une détermination si forte qu’elle a gagné toutes les couches de la société et a laissé le pouvoir et ses sbires complètement isolés ; la poussée finale de l’armée, qui a épousé la révolution dans ses grandes lignes, a eu raison de Ben Ali.
De plus, si on considère que toutes les révolutions qui se sont déroulées jusqu’ici posaient d’emblée le problème du passage des instruments du pouvoir politique aux révolutionnaires, on doit dire que celle-ci n’en a rien fait. Plus, les acteurs de la révolution ne demandent pas autre chose que surveiller les politiques, exiger qu’ils satisfassent leurs revendications. Je n’en veux pour preuve que les deux sit-in de la Kasbah de Tunis, considérée par tous comme le centre du pouvoir : ces sit-in, réalisés par des jeunes venus des villes de l’intérieur, faire pression sur les autorités provisoire, n’ont pas donné lieu à la moindre tentative d’envahissement des ministères. Il s’agit vraiment d’une révolution de la société civile contre une forme de pouvoir politique insupportable. Elle s’accompagne d’une méfiance générale vis-à-vis de la « société politique », partis ou mouvements organisés, suspecte pour les révolutionnaires de vouloir utiliser la révolution, de la détourner au profit d’intérêts qui leur sont étrangers.
Une mobilisation de la jeunesse contre le pouvoir sans revendiquer de prendre celui-ci, cela rappelle… mai 1968 en France. La comparaison doit très vite s’arrêter, car la France de 1968 possédait une société politique et une société civile suffisamment fortes et structurées pour faire échouer le mouvement. En Tunisie, rien de tel. La société politique était inexistante, et la société civile, étouffée par la dictature ne s’est retrouvée que dans la mobilisation contre cette dernière, et a commencé, unie, la révolution contre elle.. 1
Mais cette révolution pourra-t-elle se poursuivre longtemps ? Les nombreux pièges qui sont dressés chaque jour sur son chemin pourront-ils toujours être déjoués ? Et finalement, la révolution ne sera-t-elle pas détournée par des forces qui ne veulent que des réformes ? Le réarmement politique et idéologique de la gauche révolutionnaire, condition de la mettre à même d’éclairer la voie, de gagner la confiance des acteurs de la révolution, voici ce qui paraît de la plus grande nécessité…
Car, passées les premières heures d’union de toute la société civile contre la dictature du parti unique, les clivages, les intérêts divergents, voire les contradictions au sein de cette société ont commencé à réapparaître. Le pouvoir de transition, composé à l’origine dans le but de conserver une continuité constitutionnelle et légale, était extrêmement faible, balloté entre les résistances des forces contre-révolutionnaires et la poussée de la révolution, cédant pas à pas à cette dernière, et laissant entre temps l’initiative à la première.
Les classes laborieuses, prenant acte de cette faiblesse, en ont profité pour lutter pour leurs revendications non satisfaites encore : Pour légitime qu’elle ait été, cette lutte, menée sous des formes traditionnelles (grèves, occupation de lieux de travail, etc.) n’a guère rassemblé autour d’elle ni les chômeurs, diplômés ou pas, ni les petit-bourgeois, ni les courants politiques soucieux de calme pour « éviter le chaos » et a paru diviser encore plus la société ; les petits-bourgeois, qui aspirent à la tranquillité ne se rendent pas compte que la mobilisation des jeunes de la Kasbah, loin d’être un facteur de chaos, est le seul véritable rempart contre la capitulation de ce pouvoir devant les contre-révolutionnaires, le seul aiguillon qui le pousse à se renforcer devant elle et à imposer ce retour au calme sans abandon des objectifs révolutionnaires. Ces craintes de la petite-bourgeoisie sont attisées par les campagnes, lancées de différents côtés contre différents ennemis, réels ou supposés : les islamistes qui mettraient en danger les acquis des femmes et la laïcité, les jeunes « terroristes »de la Kasbah et des villes de l’intérieur, qui seraient contre la liberté de penser ; ils ont en effet empêché à plusieurs reprises de s’exprimer des responsables des partis de l’ex-opposition membres ou soutiens ouverts du gouvernement Ghannouchi2, dont ils demandaient le départ ; les gens de l’UGTT (le syndicat), le terme reste vague, on ne précise pas s’il s’agit de la direction ou de toute l’organisation, et les travailleurs qui désorganisent la vie économique, sans parler des attaques régionalistes des citadins contre les ploucs incultes qui seraient à l’origine de l’insécurité, alors même que tout prouve que cette insécurité est le fait de voyous mercenaires payés par les restes de la milice du RCD…
On l’a dit, c’est la faiblesse criante du pouvoir qui favorise toutes les craintes, entraîne la désunion, parce qu’elle le rend incapable de choisir ouvertement son camp. Mais cette faiblesse ne peut pas durer : les mercenaires de l’ex-RCD qui jettent leurs dernières forces dans une bataille désespérée et la vigilance des révolutionnaires obligent à aller toujours plus loin, à mettre les structures du pouvoir à même de défendre la révolution. Après les divers remaniements, dans la pseudo-continuité avec l’ancienne constitution, ont été prises enfin les décisions de passer outre, de considérer la constitution comme caduque, d’appeler les citoyens à élire une assemblée constituante, d’adapter les structures de pouvoir à la situation, de renforcer la répression des contre-révolutionnaires. Cela jouera en faveur de la révolution certes, et rendra plus facile la réconciliation des différentes composantes de la société civile, autour d’un projet révolutionnaire commun. Mais cela ne résoudra pas le principal problème actuel : l’absence d’une direction politique qui comprenne les nécessités de la révolution et s’efforce d’y apporter des solutions. Si elle se crée ou se manifeste, une telle direction sera, elle, entendue par ces révolutionnaires qui ne croient plus aux politiques.
publié par Gilbert Naccache sur Facebook le mardi 8 mars 2011
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