La Haute Instance pour les élections commençait à laisser entendre que les élections à la Constituante ne pourraient sans doute pas se tenir le 24 juillet que déjà ressortait l’idée de renoncer à la constituante pour faire voter par référendum une constitution… le 24 juillet.
Il n’est pas important de chercher qui a lancé cette idée, ni au profit de qui. Mais il est difficile de ne pas se demander pourquoi diable on a remis sur le tapis une décision du premier gouvernement Ghannouchi, qui avait d’ailleurs été à l’origine de la création de la Commission de la réforme politique, qui se transformera plus tard en Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique…? Cette décision avait été dépassée à la suite de la mobilisation des forces vives de la révolution qui avaient exigé l’élection d’une assemblée constituante, et provoqué en passant la chute de Ghannouchi et son remplacement par Caïd Essebsi, la suspension de la constitution de 1959, et le début du changement de cap du pouvoir… S’agirait-il d’une insidieuse remise en cause d’un acquis fondamental de la révolution, ou même de la révolution? Laissons les lecteurs juger de cette question, et, nous adressant à ceux qui ont repris ce mot d’ordre de bonne foi, efforçons-nous d’en comprendre le sens véritable, voire la portée de telles demandes.
Une partie des partisans d’un référendum constitutionnel craignent que se prolonge l’illégitimité politique, et donc l’affaiblissement d’un gouvernement fragile au départ. L’approbation d’un texte fondamental accélérerait la solution de la crise actuelle.
Une autre partie craint que, dans la situation que nous connaissons, les membres d’Ennahda soient les vainqueurs des élections à la constituante et nous imposent, en plus d’une constitution islamiste, plusieurs années de direction du pays.
La solution, dans les deux cas serait la rédaction d’un (ou plusieurs) texte(s) de constitution par des experts, texte qui sera soumis au référendum. C’est oublier un certain nombre d’éléments. Et d’abord que tous ce qu’ils redoutent se posera à nouveau un peu plus tard: reculer ne permet pas de mieux sauter, en la matière.
Le premier problème est celui de la nomination des experts chargés de cette rédaction: par qui seront-ils nommés? On avait une commission d’experts, on l’a dit, qui avait été nommée par Ghannouchi, et on sait ce qu’il en est advenu. Faut-il repartir à zéro, nommer les mêmes en ignorant ce qui s’est passé depuis le 14 janvier, ou bien en nommer d’autres, et lesquels, des juristes, des représentants de partis politiques, de la société civile? On voit tout de suite que tous les problèmes qui ont accompagné la Haute Instance depuis sa création vont se reposer dans les mêmes termes, et prendre autant de temps pour être ou ne pas être résolus, en admettant que l’on accepte que ces experts soient eux aussi nommés par… Caïd Essebsi, sinon… Admettons encore que ce dernier accepte de se déjuger, de déjuger la Haute Instance, que celle-ci ne réagisse pas, que ses membres, en particulier les représentants des partis, acceptent d’être ainsi traités comme des auxiliaires jetables, toutes choses hautement invraisemblables, il faudrait encore combien de temps pour rédiger (se mettre d’accord sur le contenu) un ou deux, voire trois textes de constitution? Et combien de temps encore pour les faire connaître par le peuple tunisien avant ce référendum qui n’aurait aucun chance de pouvoir être réalisé le 24 juillet, ni même le 24 septembre ou pire encore.
On commence, je pense, à voir que cette proposition, qui vise à nous simplifier la vie et à raccourcir les délais, aura des effets absolument contraires, car elle risque d’entraîner une très grande exacerbation de toutes les contradictions actuelles, une crise généralisée du pouvoir et des institutions provisoires, un affaiblissement de toute autorité, effets entraînant la possibilité d’un retour, en brandissant le danger de la guerre civile, de ceux contre qui le peuple tunisien s’est révolté, les rescapés (trop nombreux encore) du RCD, spécialistes du maintien de l’ordre et du silence des agneaux…
Poursuivons le raisonnement, en supposant qu’on ait pu survivre aux obstacles précédents, et parlons du (ou des) contenu(s) de cette constitution vouée à être soumise à référendum.
Une première proposition implique le dégraissage et la modernisation de la constitution de 1959 dont certains prétendent qu’elle n’était pas mal et qu’en lui passant une couche de vernis, à savoir, en supprimant certains articles ou en modifiant certains autres dans un esprit démocratique, elle sera tout à fait convenable.
Cela implique qu’on a répondu à une autre question préalable : la demande d’une nouvelle constitution qui a été faite par les forces vives de la révolution portait-elle sur un texte nouveau, ou renouvelé, ou impliquait-elle plutôt une redéfinition complète des rapports au sein de la société?
Cette constitution, faite par un parti hégémonique triomphant, conçue autour du leadership d’un seul homme, organisait la société de façon centralisée, ne laissant au citoyen aucun espace d’intervention démocratique sur les choix politiques, en dehors des élections périodiques (tous les cinq ans) organisées par le pouvoir et son parti ; celui-ci, qui devenait de plus en plus indispensable, et se transformait en en parti unique d’abord, puis en une partie, illégale et cachée, mais efficace, de l’Etat, était en quelque sorte la conséquence inéluctable de la centralisation du pouvoir. Cette architecture du pouvoir est la caractéristique principale de la constitution de Bourguiba. La conserver, c’est laisser intactes les possibilités de retour du parti unique et … du RCD qui aura quelque peu modifié son apparence, ou d’un autre parti dominant qui agirait comme lui.
Comme l’évolution de la situation l’a largement démontré, revenir au travail dont on avait chargé la première commission juridique ne serait pas un choix purement technique, ce serait un choix politique, un choix contre-révolutionnaire, car la révolution a déjà dit qu’elle n’en voulait pas.
D’autres parlent de faire une nouvelle constitution. Mais la question qui se pose est « quel type de constitution » et surtout qui le définira? A part le problème de légitimité qui se posera à nouveau, et dans les mêmes termes, cela demande des références, dont personne n’avance les contours et qui exigerait donc de longues discussions, des débats animés, bref, une préparation suffisante pour que le projet ait un sens, et tout cela nous fera arriver loin, bien loin du 24 juillet. Si on parvenait à surmonter ces obstacles, et si on élaborait un texte correspondant réellement aux choix des révolutionnaires, cette constitution, élaborée en dehors des forces populaires, au-dessus d’elles, n’aurait guère de chances d’être comprise, surtout si on propose à l’approbation un choix entre plusieurs moutures : le peuple, alors complètement perdu, ne ferait pas vraiment sienne la constitution adoptée, qu’il n’aura eu le loisir de juger que globalement.
A propos de cette possibilité de donner le choix entre plusieurs projets, cela n’est pas impossible, il existe de par le monde de nombreuses constitutions dont on pourrait s’inspirer. Mais il y a deux choix possibles en matière de répartition verticale (entre la base et le sommet) du pouvoir : la centralisation ou la décentralisation. Si on suppose qu’on a rejeté le modèle centralisé, il sera difficile, et long, d’expliquer les différences qui existent entre les modèles proposés aux électeurs, et ce serait encore plus difficile de parvenir à faire voter le 24 juillet.
Le plus grave, dans cette approche référendaire, est qu’elle écarte dès le départ les citoyens de l’élaboration de la constitution, alors même que tout le sens de la révolution est dans la volonté de participation aux choix et de contrôle de leur exécution. Personne n’a le droit de prendre prétexte de considérations techniques pour aller contre la volonté populaire. Les citoyens ne veulent pas d’une constitution imposée, ils veulent qu’elles soient leur choix, ils tiennent à se l’approprier, symbole de l’utilité de leur combat révolutionnaire. Et pour qu’elle devienne leur chose, il faut qu’elle émane d’une assemblée élue, après un large débat populaire sur son contenu.
Cela ne signifie pas qu’on rejette par principe tout référendum : après que l’assemblée constituante, si possible sous un contrôle permanent de la population, ait élaboré la constitution, elle devra la soumettre à l’approbation populaire par un référendum qui réunirait une majorité qualifiée des électeurs (au moins les deux tiers) pour que soit réalisé une large adhésion à cette constitution, gage de possibilités réelles de démocratie.
publié par Gilbert Naccache sur Facebook le jeudi 2 juin 2011
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