La question que peuvent se poser les citoyens tunisiens, après les nombreuses accusations contre les indépendants, censés avoir favorisé la victoire de Nahdha aux élections, est d’abord la suivante : quel crédit accorder à des partis politiques qui, après des élections, ne se posent pas la question de la façon dont les électeurs ont perçu leur campagne électorale, mais celles des autres formations qui auraient détourné les voix des électeurs. C’est faire peu de cas de l’électeur en question, de sa capacité de choisir librement, et, en fin de compte, c’est mettre en question le principe d’élections, et même la démocratie tout court.
Que l’on conteste les infractions, qu’on dénonce les pressions éventuelles, quoi de plus normal. Mais reprocher à des citoyens de se porter candidats en dehors des partis, c’est-à-dire d’exercer leurs droits de citoyen, cela choquerait, y compris ceux qui le font, si les résultats des élections étaient différents, par exemple si Nahdha reprochait aux indépendants de leur avoir fait perdre des voix ou des sièges. Car on peut prendre le problème à l’envers : les voix qui se sont portées sur les indépendants – et qui n’ont pas été jetées la poubelle, contrairement à certains commentaires peu aimables envers leurs propriétaires – sont des voix qui ne se sont ilpas portées sur les partis politiques, en particulier Nahdha. Les « démocrates » ont sans doute la conviction (fondée sur quoi ? mystère) que ces électeurs n’auraient pas voté Nahdha. Admettons. Mais qu’est-ce qui prouve qu’ils auraient voté ? Le refus des partis qu’implique leur attitude aurait plutôt, en l’absence de listes indépendantes, abouti à une bien plus grande abstention. Et le pourcentage de voix obtenues par Nahdha aurait été, non pas de 41%, mais d’environ 58%… Ainsi, toutes les affirmations, pour le moins légères, sur les voix inutiles n’ont d’autre intérêt que celui de montrer à quel on peut parfois être à côté des réalités.
Mais cela n’est qu’un aspect de la faiblesse du raisonnement de ceux qui cherchent des boucs émissaires. La chose la plus grave est ce que cette attitude exprime sur le plan des méthodes : on est très loin de la démocratie. En premier lieu, qui a donné aux auteurs de ces accusations mission de définir le but « commun » (et implicite) du vote : contrer Nahdha. Il n’y avait aucun accord sur un tel objectif , de même qu’on n’a demandé à personne son accord sur la décision de participer aux deux gouvernements Ghannouchi,. Que les gens du Pôle aient fixé cet objectif, en ce qui les concerne, est leur droit, mais n’engage qu’eux. Croire le contraire, c’est vouloir s’ériger comme les dirigeants du mouvement non-islamique, cela ressemble à des mœurs auxquelles on croyait avoir mis fin un certain 14 janvier.
Pour ce qui est de Doustourna, il n’a jamais été question d’alliance, explicite ou implicite contre qui que ce soit. Doustourna se définit positivement, par rapport au projet de constitution, objet de la consultation. Aucun accord, ni même aucune discussion sur son projet de constitution (ou sur un autre) en vue d’arriver à une position commune n’ont existé entre Doustourna et le Pôle ou toute autre formation politique. On vient nous reprocher d’avoir considéré que les élections étaient organisées pour désigner une assemblée constituante, et de nous être déterminés à soutenir les candidats qui défendraient notre projet. Le reproche qui nous est fait, à part de ne pas accepter un leadership de gens qui nous seraient supérieurs par la seule vertu de leur organisation en parti politique (« le parti ne peut pas se tromper » disait-on aux compagnons de route du temps de Staline), est celui d’exiger que les alliances ne soient réalisées que dans la clarté des objectifs et la transparence quant aux limites de ces alliances. Question de forme, peut-être ? Possible, mais la démocratie est d’abord affaire de forme.
Nous nous employons à faire le bilan de ces élections, pour ce qui nous concerne. Nous ne trouvons pas rassurant que le bilan de certaines formations politiques consiste d’abord à accuser les autres, et cela nous entraîne à une méfiance vis-à-vis de ces formations, méfiance qui n’a rien à voir avec les luttes des années 60-70, contrairement à ce que croient ceux qui ne sont pas sortis de cette époque, faute de l’avoir analysée et comprise. Et les appels qui sont lancés à dépasser les divergences, s’unir devant le danger, etc., nous trouveront dans le même état d’esprit ! S’unir, oui, à condition que cela soit sur la base d’engagements sur des objectifs précis et clairement exprimés, sur la base de l’explication sur ce qu’on a fait.
En tant qu’association de la société civile, qui se veut aussi espace de réflexion et force de proposition, nous sommes convaincus que la lutte pour la victoire de la révolution se mène d’abord au sein de cette société civile, qui surveillera et fera pression sur ceux qui exercent le pouvoir. Le principal problème pour nous n’est pas le pouvoir, ni de contrer les combinaisons et marchandages pour la répartition du pouvoir, encore moins d’y participer. L’essentiel est la mobilisation toujours plus large et plus consciente des citoyens.
publié par Gilbert Naccache sur Facebook le lundi 31 octobre 2011
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