A l’heure où les jeux semblent être faits, et la composition du gouvernement sur le point d’être dévoilée par Hamadi Jebali, secrétaire général du pressenti, beaucoup de gens sont persuadés que la révolution a fait un pas en arrière, et que les « forces de progrès » ont un dur combat à mener pour essayer de renverser la vapeur.
« Le peuple des élections n’est pas celui de la révolution » constatait candidement Monsieur Yadh Ben Achour après le 24 octobre. Il aurait pu ajouter : « L’assemblée nationale constituante ne reflète pas la révolution », ce qui est une évidence. A qui la faute ?
Remontons les faits : lors du gouvernement Ghannouchi, dont tout le monde s’accordait à reconnaître l’illégitimité, la plupart des partis politiques, tout aussi illégitimes du point de vue de la révolution, s’étaient regroupés (avec le syndicat des magistrats et l’UGTT…) en un « Comité National de Protection de la révolution » et avaient exigé que leur soient confiés de très larges pouvoirs de contrôle du gouvernement et de ses décisions. Le pouvoir de l’époque avait cru habile de se débarrasser de cette menace en leur donnant une place au sein de la commission qui devait dépoussiérer la constitution, et qui devint alors (décret-loi du 18 février 2011) une sorte de parlement sans autre pouvoir que consultatif, mais qui allait peser lourd sur les décisions à venir. Lorsque fut décidée, sous la pression des sitinneurs de la Kasbah, la convocation de l’assemblée constituante, et que l’on mit en place la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, etc . [i], les partis firent tout pour augmenter leur représentation au sein de la Haute Instance, et y parvinrent. Avec la complicité involontaire des juristes et des femmes de la haute Instance (convaincues par l’obligation de la parité dans les listes électorales), le pas décisif pour éliminer des élections « le peuple de la révolution » fut franchi dans un grand silence médiatique : on opta, pratiquement sans discussion, pour un scrutin de listes dont il était évident qu’il favoriserait les partis, plus spécialement ceux qui disposaient de beaucoup de moyens, à un moment où il était clair pour tout le monde que les acteurs de la révolution, et pas qu’eux, avaient une très grande méfiance, pour le moins, vis-à-vis des partis politiques. Le scrutin uninominal, qui aurait permis à l’électeur de voter pour un candidat qu’il connaissait et pouvait apprécier en fonction de ses actes, avait été écarté sans être véritablement soumis à la discussion.
Si cela avait permis au gouvernement de Caïd Essebsi de gagner un peu de répit, cela ouvrit de larges possibilités au mouvement islamiste auquel ni le gouvernement et ses medias, ni les partis « laïcs » ne surent faire obstacle : ils ont posé principalement, par manque de capacité (ou d’envie) de déplacer le débat sur le terrain des revendications de la révolution, le problème de la place de la religion dans la société, ce qui convenait aux partisans d’Ennahdha, qui n’ont pas manqué de tirer argument de leur persécution sous Ben Ali, en tant que défenseurs de la religion. Ajoutons à cette erreur fondamentale celles qu’avaient faites les partis « de gauche » en participant, souvent avec zèle, aux deux gouvernements Ghannouchi, en prônant des réformes lorsque la révolution grondait, en manifestant des ambitions politiciennes quand le pays attendait d’audacieuses initiatives pour sortir des difficultés de tous ordres, notamment économiques. Il faut noter que l’erreur qui consistait à surseoir à poser ces problèmes, qui préoccupaient le plus les Tunisiens les plus actifs au cours des journées révolutionnaires, et à en laisser au prochain gouvernement légitime a été également commise par les candidats des listes Doustourna et ceux qui les ont soutenus : en se polarisant sur le seul sujet de la constitution, ils ont donné l’impression que, pour eux aussi, le gouvernement d’après la révolution aurait le même rôle moteur qu’il avait avant. En minimisant a place de la société civile dans la recherche de réponses aux revendications économiques et sociales, tout « le peuple de gauche » s’est coupé des forces révolutionnaires.
C’est pourquoi on a pu observer une aussi forte abstention à des élections qui avaient été une réponse à des revendications de la révolution : décidément son peuple ne s’était pas reconnu dans celui des élections. Et parmi ceux qui ont voté, un tiers l’a fait pour des petits partis fraichement créés ou des indépendants proches d’eux, mais sans moyens et sans influence politique au-delà d’un petit cercle (qui aurait pu jouer un tout autre rôle en cas de scrutin uninominal).
Les résultats que l’on peut observer sont donc tout à fait normaux : il n’y a pas eu de hold-up, ou alors il a eu lieu un il y a longtemps, les élus sont en gros ceux qui devaient l’être. Et, au fond, le manque d’intérêt manifesté par une grande partie du peuple vis-à-vis de la Constituante correspond à l’attitude qu’on avait pu voir vis-à-vis du gouvernement provisoire : les jeunes de la révolution le laissaient faire, mais surveillaient ce qu’il faisait. Dans cette posture, ils font penser que les discours des partis pendant la campagne électorale les ont persuadés que les élections auraient un enjeu de pouvoir et, non, comme se sont efforcés de les en convaincre les gens de Doustourna, l’élaboration d’une constitution qui concernerait tout le monde, et pas seulement les élus.
Mais la chose la plus importante est que ces élus ne sont plus les maîtres exclusifs du jeu, la révolution, qui n’est pas encore achevée, loin de là, a provoqué de nombreuses transformations, dont on peut espérer que les principales, les libertés qui ont été arrachées, demeureront. Et cela change complètement la donne : l’intervention de cette société civile, inexistante hier encore et omniprésente aujourd’hui, peut être déterminante, surtout si elle sait faire le lien entre les revendications politiques et les pressantes réclamations en matière économique et sociale ; cette intervention constitue aussi une pression directe sur la majorité à l’assemblée constituante, elle est un appui aux militants des partis de cette majorité qui veulent infléchir les positions de leurs partis, elle est surtout une incomparable force d’appoint aux membres de l’opposition parlementaire, qui lui servent à leur tour de caisse de résonnance. Mais par-dessus tout , c’est en elle que réside l’espoir que l’on fera dorénavant de la politique autrement et que, par les expériences successives qu’elle aura à cœur d’initier, la société civile aidera tous les Tunisiens à devenir des citoyens à part entière.
Le 18 décembre 2011
[i] Je fus personnellement nommé à cette instance, mais m’en retirai à la seconde séance pour protester contre l’absence de publicité des débats (le huis-clos avait été prévu par le décret-loi, mais ce décret aurait pu être modifié sur ce point, comme il le fut sur bien d’autres) : « c’est déjà assez que les membres de l’instance aient été choisis par un premier ministre qui n’a pas de légitimité, mais on aurait pu, à défaut de légitimité avoir l’approbation de l’opinion publique, témoin des débats » ai-je dit alors.
publié par Gilbert Naccache sur Facebook le lundi décembre 2011
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