La Tunisie entre crise économique, crise sociale et impasse politique

Fathi Chamkhi

Quel bilan, trois ans après la chute de Ben Ali, arrachée au prix d’une insurrection révolutionnaire, qui a couté en nombre de victimes : 317 tué-e-s et 2 147 blessé-e-s. Quelles perspectives pour la Tunisie au cours des semaines et des mois à venir ? Nous rappellerons, d’abord, les raisons de la révolution, avant de tenter de déterminer, ensuite, quelles en seront les issues possibles.

Il est incontestable que la crise sociale fut la cause principale de la déferlante populaire qui a déboulonné, au bout de 29 jours, l’un des plus redoutables dictateurs de la région.

La crise de l’emploi est au cœur du problème social en Tunisie. Elle se caractérise par un taux de chômage structurel élevé (15% en moyenne), et surtout, par l’extension du sous-emploi qui concerne deux actifs occupés sur trois.

À cela s’ajoute une dégradation assez nette du pouvoir d’achat des classes laborieuses, notamment les salariés, qui représentent 72% des actifs occupés.

La crise sociale a été nourrie aussi, durant près d’un quart de siècle, par une politique permanente d’austérité budgétaire, combinée avec une libéralisation économique agressive, au profit des entreprises transnationales européennes et de la finance internationale.

Le tout, s’est traduit par un recul social généralisé, une dégradation assez nette des conditions de vie des classes populaires et l’extension de la pauvreté extrême (le ¼ de la population totale).

Il faut signaler aussi, à propos de cette crise sociale, que l’apparition et l’extension rapide du chômage des diplômés de l’université, de 5 900 en 1994 leur nombre a atteint 139 000 en 2010, a joué un rôle décisif dans le déclenchement de la révolution.

De plus, le durcissement du caractère répressif du pouvoir politique, auquel il faut ajouter l’extension de la corruption et les pratiques criminelles dans la sphère économique de la part des familles, et des familles par alliance, du couple présidentiel, a aussi nourri le mécontentement et les sentiments de révoltes parmi les classes populaires et la jeunesse.

La situation générale s’est nettement dégradée. Plusieurs gouvernements se sont succédé au pouvoir, les deux derniers ont été dominés par les islamistes. Tous ont poursuivi la même politique économique et sociale capitaliste néolibérale de Ben Ali.

La crise de l’emploi s’est aggravée : le nombre de chômeurs s’est très sensiblement accru. Celui des diplômés privés d’emploi a presque doublé en passant de 139 000 à 250 000. De plus, le pouvoir d’achat de l’extrême majorité est en chute libre. Il est donc tout à fait normal que le sentiment dominant chez les Tunisiens est la déception et la colère. Mais, chose importante, ils sont aujourd’hui libres et débarrassés de la peur pour crier haut et fort, manifester leur mécontentement et revendiquer les fruits de leurs sacrifices.

Dans le même temps, l’activité économique continue de s’enliser dans la crise, aggravant ainsi le problème social. Parallèlement, la situation politique, qui a connu une certaine stabilité à la suite des élections du 23 octobre 2011, s’est de nouveau nettement dégradée à la suite de l’assassinat de Belaid le 6 février 2012, de Brahmi le 25 juillet 2013 et le meurtre de plusieurs soldats et d’agents de la garde nationale dans des embuscades terroristes.

Face à l’extension et l’approfondissement de la crise, les mobilisations populaires avaient repris de plus belle, surtout le mois d’août pour réclamer la démission du gouvernement et la dissolution de l’Assemblée Constituante, dominés par les islamistes. Les grèves ouvrières sectorielles ce sont intensifiées, et plusieurs grèves générales régionales, appelées par le syndicat ouvrier, ont été accomplies par l’ensemble de la population.

Au début du mois d’octobre, les islamistes ont fini par accepter, sous la pression de la rue, le principe de démission de leur gouvernement, et ont engagé le dialogue avec les principales forces politiques afin de mettre en place un nouveau gouvernement ‘non politique’, de terminer la Constitution et de fixer la date des prochaines élections. Ce dialogue, qui se poursuit à ce jour, est parrainé par les deux organisations syndicales et patronales.

Tout en acceptant de dialoguer et en disant être prêts à démissionner de leur gouvernement, les islamistes ont cherché tout au long des six derniers mois à retourner la crise en leur faveur, à diviser leurs adversaires et à mettre en place les conditions qui garantiront leur retour rapide au gouvernement.

Au début du mois de novembre, le projet de la loi de finances et du budget 2014 sont rendus publics. Il s’agit d’une application rigoureuse de l’accord de réajustement structurel conclu avec le FMI et la Banque mondiale et dont la mise en œuvre a beaucoup tardé, du point de vue de ces institutions financières.

Raid et le collectif ‘Rencontre citoyenne de lutte contre la dictature de la dette’ (RCLCDD) saisissent l’occasion de la Journée nationale de lutte contre la dictature qu’ils ont organisée le 08 novembre 2013 en collaboration avec le CADTM et le groupe parlementaire la GUE/NGL pour qualifier le projet de budget et la loi qui l’encadre, de ‘déclaration de guerre contre la société tunisienne’. Ils alertent l’opinion publique sur les dangers d’une politique d’austérité et de rigueur budgétaire couplée au renforcement de la politique capitaliste néolibérale au profit des intérêts néocolonialistes en Tunisie.

Par la suite, le collectif, notamment Raid, concentrent leur efforts sur la dénonciation de ces deux projets. L’axe de la lutte contre la dictature de la dette leur donne une bonne prise.

Ainsi, au moment où la crise gagne du terrain, la réponse que veulent imposer les Institutions financières internationales et régionales, et leurs alliés locaux, aussi bien les islamistes (au pouvoir) que les ’modernistes’ (une partie de l’opposition), est plus d’austérité, de rigueur budgétaire et de libre-échange ! Le relais essentiel, et l’arme à la fois, de cette contre-offensive néocoloniale, n’est autre que la dette.

La loi de finances fut discutée, à la hâte, et votée, sans peine, à l’Assemblée Constituante, au cours de la dernière semaine de décembre. La réaction des principales forces progressistes était assez molle, parmi lesquelles le Front Populaire et l’UGTT, dont les directions étaient absorbées par les tergiversations, et les va-et-vient du ‘dialogue national’, tout en se contentant d’exprimer de profondes inquiétudes ou bien de réclamer des modifications.

Dès l’entrée en application des premières mesures fiscales de la nouvelle loi de finance, la réaction populaire a été immédiate et a très vite gagné du terrain pour embraser, les 7, 8 et 9 janvier, toute la Tunisie.

En quelques jours la mobilisation populaire a forcé le gouvernement islamiste à suspendre la mise en application des nouvelles redevances et à hâter son départ. C’est une petite bataille de gagnée. Mais le gouvernement démissionnaire repart aussitôt à la charge, après son échec sur les redevances sur les voitures, il attaque avec l’augmentation de 7% de la facture de l’eau. C’est la quatrième hausse depuis la chute de Ben Ali.

Les questions qui préoccupent le plus, à l’heure actuelle, l’opinion publique sont : l’inflation, la crise de l’emploi, l’augmentation de la pression fiscale, le gel des salaires, le gel de l’embauche dans la fonction publique, la sécurité…

Par ailleurs, les dossiers importants sont :
1-Le départ du gouvernement islamiste et l’entrée en fonction du nouveau gouvernement dit ‘indépendant’ et de ‘compétences’. La capacité de ce dernier à enrayer la crise et à affirmer son indépendance vis-à-vis des islamistes.
2-L’achèvement et l’adoption de la nouvelle Constitution qui a pris deux ans de retard.
3-Les prochaines élections.
4-Pendant ce temps, les salariés, les jeunes et les classes populaires en général, continuent d’être sous les feux croisés de la politique d’austérité, des mesures néolibérales et du recul de l’activité économique.

Les principales mesures de la loi de finances et du budget 2014

Le budget 2014 et la loi de finances qui l’encadre se définissent comme étant de la rigueur. En fait, une rigueur budgétaire à l’adresse des salariés, des jeunes et des classes populaires qui sont visés par des mesures fiscales supplémentaires, côté mobilisation des ressources financières pour le budget, et par des mesures d’austérité, côté dépenses.
Il s’agit essentiellement de :
L’augmentation de 12,1% de la pression fiscale sur les salaires, de 7,2% de la TVA et de 6,5% des droits de consommation. Dans le même temps, l’impôt sur les sociétés recule, en part relative dans les recettes fiscales directes de l’État, de 3,8%. Notamment, à la suite de la décision de baisser le taux d’imposition des profits des sociétés industrielles de 30 à 25%.
La décision du gouvernement islamiste de geler les salaires pour 2014. Dans le même temps le taux de l’inflation (contestée par la centrale syndicale UGTT) se situe à 6,1%.
Le gel de l’embauche dans la fonction publique.
La baisse des fonds alloués au ministère de la formation professionnelle et de l’emploi de 21,1%.
La baisse de 22% des subventions du carburant, du pain, des pâtes, de l’huile et du transport scolaire, ces mesures se traduiront par des hausses conséquentes des prix.
Aucun investissement nouveau n’est programmé pour 2014.

Par ailleurs, le poids de la dette dans le budget de l’État s’est très nettement alourdi. Dans le budget 2010, les ressources propres de l’État représentaient 83% du budget et les ressources d’emprunt 17%. En 2014, ce rapport est passé à 72% contre 28%.

Au cours des quatre dernières années (2011-2014) l’État a contracté pour 6.6 milliards d’euros de nouveaux emprunts extérieurs, soit un rythme moyen annuel de 1,6 Mds €. Au cours de la dernière décennie de pouvoir de la dictature, l’État avait emprunté à un rythme annuel moyen de 0,6 Mds €. L’encours de la dette extérieure de l’État est passé de 7 en 2010 à 12 Mds € en 2014, soit une progression de plus de 70%.

Dans les quatre budgets post-révolutionnaires la charge de remboursement de la dette extérieure de l’État de Ben Ali a représenté 4 Mds E€. L’augmentation de la masse salariale de la fonction publique et du financement des subventions aux prix du carburant, des produits de première nécessité et du transport scolaire, est de 2,6 Mds €.

Enfin, le service de la dette extérieure de l’État coûtera en 2014, plus de 2 Mds €. Dans le même temps, l’éducation recevra 1,6 Mds €, la santé 0,67 Mds €, l’enseignement supérieur et la recherche scientifique 0,62 Mds €, la formation professionnelle et l’emploi 0,29 Mds €, le développement régional 0,21 Mds € et les affaires sociales 0,34 Mds €.

Un premier grand axe de lutte concerne la lutte contre la nouvelle loi de finances. Une première bataille a été emportée par le mouvement populaire, au début de l’année, contre les nouvelles redevances sur les voitures et les engins agricoles. Mais cette loi contient beaucoup d’autres mesures qui touchent de plein fouet les classes populaires. Donc, la lutte va se poursuivre contre la loi de finances et contre le budget de l’État.

Un second axe important est celui de la lutte pour le non-paiement du service de la dette extérieure de l’État (le moratoire) et la mise en place d’un audit de cette dette.

La lutte peut, et doit, s’engager aussi contre le prêt de 1,7 milliards de dollars du FMI qui finance en fait son programme de réajustement structurel qui est traduit, surtout, dans la nouvelle loi de finances et dans le budget 2014. Le FMI a décidé depuis quelques mois le gel de la deuxième tranche, à cause de la lenteur dans l’application des mesures néolibérales et d’austérité.

La Banque mondiale a accordé un prêt de 1,5 milliards de dollars à la Tunisie en 2011, qui est déboursé sur trois tranches. Elle a décidé, en juin 2013, de geler le paiement de la troisième tranche parce que, entre autres raisons, le nouveau code des investissements, ultra-libéral, n’a pas encore été voté.

http://cadtm.org/La-Tunisie-entre-crise-economique