Le pouvoir politique est forcément source de contrainte et de limitation des libertés, et cela d’autant plus que sa légitimité est faible. C’est pourquoi, pendant toute une période, le discours islamiste de contestation du pouvoir de Bourguiba et Ben Ali rencontrait les aspirations populaires à la liberté : liberté religieuse certes, mais pas uniquement, libertés publiques également, de conscience, d’expression, de réunion, etc.
En fait, le mouvement Ennahda n’a réellement combattu que pour la liberté religieuse, c’est-à-dire la libération de la religion de l’emprise de l’Etat, et donc contre l’instrumentalisation par cet Etat d’une autorité qui, selon ce mouvement, doit être non seulement autonome, mais supérieure à toutes celles issues d’une source non divine. Mais cette bataille ne pouvait être gagnée sans la chute du régime Ben Ali, pour qui l’Etat, et même seulement le gouvernement, est celui qui prend toutes les décisions en matière religieuse : il fallait donc que soit mis fin à la dictature, et que soient établies un certain nombre de libertés.
La révolution a accompli cette tâche, mais n’a pas pu aller plus loin, ne s’est pas trouvé de direction politique. C’est en partie pour cela que le mouvement islamiste, souvent considéré comme l’adversaire le plus résolu de la dictature, mais n’ayant pas eu de rôle dirigeant de la révolution, a pu accéder au pouvoir.
Mouvement religieux ou formation politique ?
La caractéristique de ce mouvement, plus nettement visible depuis ce moment est son caractère double : il est, dès son origine, un mouvement religieux, dont l’objectif est la daâwa, terme qu’on peut traduire approximativement par prédication, ou prosélytisme, c’est-à-dire la généralisation de la bonne compréhension de la religion musulmane ; il est aussi une formation politique, par force, et parce que, dans le contexte d’un Etat où la religion est gérée par les autorités politiques, il faut, pour pouvoir exercer la religion comme il l’entend, lutter dans la sphère politique.
Cette dualité s’exprime notamment par des conceptions différente du rôle du mouvement : dans la forme daâwa, il s’agit essentiellement d’islamiser (de ré-islamiser) la société, de telle sorte qu’elle en arrive à demander une organisation du pays en califat, c’est-à-dire en Etat où la seule légitimité est religieuse, où la source du pouvoir est divine, vient de l’application des textes sacrés : on se souvient du discours dans ce sens de Jebali au lendemain du succès électoral d’Ennahdha. Dans la forme de mouvement (ou parti) politique, il s’agit de participer à la vie de l’Etat civil, c’est-à-dire où la source du pouvoir est le peuple et ses volontés politiques, de manière à avoir la majorité et installer des structures correspondant à ses inclinaisons idéologiques et religieuses, pas forcément d’emblée un Etat théocratique. Cette dualité n’est pas simplement représentée par des courants différents, elle existe aussi à l’échelle des individus et des tendances dans ces courants.
Cela entraîne des tactiques différentes : la daâwa n’exige pas des résultats économiques ou sociaux, on peut pallier les difficultés sociales par la charité, en attendant le califat qui exercera « l’économie islamique »… Dans la version organisation politique, il faut une action sur le plan politique, économique et social, avec une tactique tenant compte du rapport des forces et la réalisation d’un certain nombre d’objectifs pour assurer les succès électoraux : c’est la reconnaissance de l’origine profane de la légitimité politique.
Dépasser la contradiction ?
Trancher cette question essentielle pour l’avenir du mouvement n’est pas facile : il faudrait d’abord le faire à l’échelle de l’individu lui-même, ce qui, on le comprend, ne va pas de soi, mais il faut aussi tenir compte de la révolution, à laquelle ni Ennahdha, ni aucun autre mouvement politique n’ont su apporter un sens ou une direction, et dont la présence et les revendications continuent à peser très lourdement sur les possibilités des uns ou des autres. Cette difficulté est illustrée par la décision du tout récent congrès de ce mouvement de reporter la discussion sur ce point au congrès extraordinaire, officiellement prévu pour 2014.
Enfoncé dans cette contradiction, le mouvement Ennahdha ne peut prendre de décisions politiques ou économiques et sociales véritables, qui risquent de le faire choisir de fait, et d’amener les partisans de l’autre tactique à se lever contre ce qu’ils considéreraient comme fait accompli, on peut trouver là un élément d’explication de la situation actuelle. Il a donc tendance à laisser les choses suivre le cours qu’elles avaient avant la révolution, et aura toutes les peines du monde à satisfaire les revendications des révolutionnaires. Mais, ce faisant (ou ne faisant pas) il va faire se dresser contre lui tous ceux qui attendent des changements réels, et donc compromettre l’objectif commun aux deux choix : gagner de l’influences, électorale et sociale (propagation de leur conception de l’islam). Et, dans ce cadre, les limitations des libertés s’avèrent nécessaires, voire indispensables, cela va de soi.
C’est peut-être ce qui explique que l’on ne cherche pas à épurer l’administration, que l’on conserve l’essentiel de l’appareil administratif de l’ancien régime : pourvu qu’il dise son acceptation du nouveau pouvoir légal, le responsable n’a qu’à continuer à faire ce qu’il faisait, qu’il ait ou non fait pousser sa barbe. Cela a aussi l’intérêt de garder des boucs émissaires : on ne fait rien parce qu’on est saboté. La victimisation est une attitude coutumière, et qui a été payante, du mouvement islamiste.
Quant à l’autre pilier de la domination politique, le parti, l’attitude est double : d’une part, essayer de remplacer les structures les plus ouvertement liées à la dictature, d’autre part récupérer tous les éléments qui veulent bien participer à l’entreprise : il y aura bientôt plus d’ex-RCD à Ennahdha que dans tous les autres partis, ce qui représente aussi un grand danger pour Ennahdha, qui risque d’être « mangée » par ceux qu’elle ne pourra pas digérer…
Alors ? Il se peut que certains dirigeants du mouvement décident de trancher, parce qu’ils le jugeraient indispensable, au risque de déclencher une crise grave, voire une scission. Il est aussi possible que l’actuelle situation d’incertitude se prolonge, rendant encore plus nécessaires les atteintes aux libertés…
Les élections au congrès d’Ennahdha : compromis ou contradiction ?
Le dernier congrès d’Ennahdha a aussi présenté une contradiction assez remarquable : le mouvement est favorable au régime parlementaire, ce pourrait être en raison de la conformité de ce régime à la conception qu’ils ont de l’autorité : en l’absence d’un candidat indiscutable au califat celui qui préside doit être nommé par une assemblée de théologiens qui le soutiennent et le contrôlent.
Logiquement, le congrès aurait donc dû élire d’abord le majless ech-choura qui aurait choisi le président du mouvement en son sein. Or, après un vote relativement équilibré sur les modes de désignation, Rached Ghannouchi a été élu directement par les congressistes avec environ 73% des voix (ce qui est loin de l’unanimité) et le majlss ech-choura a été élu ensuite. Il faut noter que Ghannouchi fait partie des élus à ce majless, et qu’il n’est pas, il s’en faut de beaucoup, le premier de la liste.
Comment expliquer vraiment cette procédure contraire aux principes affirmés ? Si on ne dispose pas d’éléments suffisants pour répondre à cette question, c’est-à-dire de données pertinentes quant aux différentes fractions et à leurs choix des hommes, on ne peut que constater que cela a conforté Rached Ghannouchi à la tête d’un mouvement qui est traversé de graves contradictions, voire de conflits.
Le « retour du refoulé »
L’arrivée au pouvoir d’Ennahdha et ses alliés et leur incapacité à résoudre les problèmes ou même à seulement montrer qu’on cherche de vraies solutions ont entraîné un renversement total des équilibres du pays, aggravé par le refus des partis de l’opposition parlementaire de collaborer pour cette recherche de solutions : par le seul changement de ton de leur discours, les anciens soutiens, inspirateurs, défenseurs des dictatures, ceux qui ont préparé la situation désastreuse actuelle, s’affirment comme contestataires résolus du nouveau pouvoir et, par là, se trouvent rencontrer les aspirations populaires à la liberté, surtout quand ils se réfèrent à Bourguiba et non à Ben Ali !
Et, absence de mémoire (« La lutte de l’homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l’oubli », Milan Kundera) ou insuffisante confiance du peuple en ses capacités propres, dans cette lutte pour les libertés qui est forcément contestation au moins partielle du pouvoir, on fait abstraction de la continuité du programme de ces gens avec l’ancien régime renversé au nom des libertés : leurs critiques du nouveau pouvoir n’ont même pas besoin de porter explicitement sur les atteintes aux libertés ; ils s’attaquent à l’inefficacité du gouvernement, à ses incohérences, et même à ses erreurs grossières, et apparaissent parfois ainsi comme les porte-parole de la volonté populaire de liberté, et sont perçus par de nombreux secteurs de la société comme un rempart contre « les errements dictatoriaux des islamistes » ! Et cela explique les succès du loup déguisé en grand-mère (« Le petit chaperon rouge ») de Nida Tounès, qui recueille des sympathies bien au-delà des seuls anciens destouriens : beaucoup de ceux qui sont paniqués à l’idée d’un risque de transformation à l’afghane de la société tunisienne font confiance aux anciens politiciens qui n’ont jamais soutenu les islamistes, voire les ont réprimés.
Le peuple a conquis les libertés, lui seul pourra las défendre
Ne nous y trompons pas, la défense des libertés ne peut être efficacement menée sous la direction de ces partis politiques du passé qui ont avec le pouvoir des rapports pour le moins ambigus. C’est la mobilisation populaire de tous les instants pour les libertés qui peut assurer des succès dans cette lutte, elle seule peut obliger les partis politiques, au pouvoir ou non, à tenir compte de cette revendication fondamentale de liberté et, en premier lieu , à faire inscrire dans la future constitution un ensemble incontestable et sans restriction de garanties des libertés : cette lutte exige qu’on quitte les actions conjoncturelles pour essayer de réunir les énergies autour d’une stratégie efficace de pression. La poursuite de la révolution est à ce prix.
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