Gouvernement politique ou gouvernement de technocrates ?

Plusieurs voix s’étaient élevées à différents moments pour réclamer un gouvernement de technocrates. Le bruit a même été lancé que des membres de l’actuel gouvernement voyaient une telle éventualité d’un bon œil. C’est maintenant au tour du PDM de demander que l’actuelle équipe laisse sa place à un « gouvernement de compétences », pour que l’ANC puisse se consacrer à son objectif principal, la rédaction de la constitution. Cela commence à faire beaucoup, il faut se pencher sur la question, car cela risque de devenir une revendication permanente.

Tout d’abord, que signifie la demande ? Technocrates ou compétences, cela ne diffère pas sur le fond, sinon que certains ont peur d’une connotation péjorative du terme technocrates. Cette demande pourrait sous-entendre l’incompétence de l’actuelle équipe qu’il faudrait relever pour cette raison. Cela signifie que, dans l’acte de gouverner, il y a nécessité de faire preuve de compétence. Compétences politiques ? Ce n’est certainement pas ce que les initiateurs de cette campagne veulent dire : si on se commençait à jauger les compétences politiques des uns et des autres (et d’abord quelle serait la jauge : le succès électoral, la satisfaction des citoyens, la conformité des actes aux promesses… ?) on ne s’en sortirait jamais. Il s’agit donc de compétences techniques, dans les différents domaines d’action du gouvernement (donc de technocrates) ; cela suppose que l’action d’un gouvernement, au lendemain d’une révolution (ou pendant qu’elle se poursuit) serait purement technique : il s’agirait de gérer l’administration de sorte qu’elle mette en œuvre des solutions non-politiques, techniques, aux problèmes du pays. Cela serait envisageable dans deux cas : ou bien les grandes lignes de la politique gouvernementale seraient déjà tracées, et approuvés par tous les courants de l’assemblée, et il ne resterait plus qu’à les appliquer, à condition de ne pas rencontrer de problèmes d’ordre politique dans cette application ; ou alors, en l’absence d’orientation politique contrôlée par l’ANC, il n’y aurait aucune initiative à prendre, on aurait simplement à poursuivre ce qui était entamé… avant la révolution, c’est-à-dire à mettre cette dernière entre parenthèses le temps de rédiger la constitution, avec le risque évident que l’action de ces technocrates engage le pays dans des voies sans issue révolutionnaire.

Cela n’est tout simplement pas responsable : si on pense que le gouvernement actuel gère mal ou pas du tout la situation, on doit le dire ouvertement et s’efforcer, en toute transparence, de le faire remplacer par un gouvernement qui ait des solutions politiques aux problèmes du pays. Car ces problèmes ne sont pas techniques, mais politiques :

— ils concernent d’abord la résolution des problèmes économiques et sociaux les plus aigus, en particulier dans les régions de plus grande souffrance dans le centre et nord ouest du pays, comme prémisse à la réalisation du principe de justice sociale : la mise en œuvre rapide des embauches décidées depuis des mois et engluées dans les méandres de la bureaucratie ; la stabilisation de la situation des travailleurs précaires qui attendent également la concrétisation des accords conclus ; la lutte contre l’extrême pauvreté de multiples fractions de la population démunies face aux besoins essentiels de logement, accès aux soins, à l’eau, etc. ; le récupération des biens et actifs spoliés par l’oligarchie déchue, et leur mise au service de l’économie publique, …

La démarche à adopter en vue de résoudre les conflits relève également de décisions politiques : établir des négociations véritables entre partenaires sociaux à tous les niveaux, associer les populations aux décisions qui les concernent, c’est rendre leur dignité à tous les protagonistes. De même l’esprit de responsabilité commande la transparence et la mise en évidence de l’utilité et les avantages populaires de chaque mesure ou projet.

— ils concernent également le soutien aux familles des martyrs, la prise en charge effective des blessés, et l’instauration d’une justice transitionnelle, exigée par le peuple, et qui nécessite une réorganisation du système judiciaire, une politique nouvelle de la justice ;

— ils concernent en même temps le rétablissement total de la sécurité dans le pays, ce qui demande des décisions politiques courageuses en matière d’organisation des forces de sécurité intérieures sur la base des principes républicains et démocratiques et d’un statut assurant aux organes de sécurité leur dignité dans le service des citoyens et de leurs droits.

Ce travail du gouvernement, auquel s’ajoute celui qui n’est pas moins important de négocier des accords de coopération économique avec d’autres pays, de négocier les aides financières et les prêts en provenance de l’étranger, et de déterminer leur destination et les priorités en cette matière, tout cela relève de décisions politiques et ne peut être reporté à une date indéterminée. Et ces décisions politiques doivent être prises par un gouvernement légitime, se basant sur un très large accord de l’Assemblée élue, ainsi que sur les vœux et revendications exprimés par la société. Ceux qui se considèrent incapables de mener de front le travail constitutionnel et le travail politique de gouvernement ou d’orientation et de contrôle du gouvernement n’ont pas vraiment leur place à l’assemblée nationale constituante. Sans doute, tous nos représentants à l’ANC gagneraient, en ces moments de lourdes responsabilités, à écouter toujours plus ce que dit la société civile, à surtout prêter l’oreille aux cris qui montent de ceux qui ont lancé la révolution.

Par Tahar Abdessalem et Gilbert Naccache  publié sur Facebook  le 31 janvier 2012