Un mot pour commencer à propos du rapport entre les idéologies et la réalité socio-politique. L’idéologie d’une société est l’ensemble des valeurs et croyances de cette société, en réalité ce sont celles que propagent et défendent les représentant de la ou des classes dominantes, et qui permettent l’acceptation par tous des rapports sociaux existants, L’idéologie n’a pas de rapports directs et explicites avec ces rapports sociaux. Elle a au contraire pour objet de dissimuler ces rapports, de placer dans la lumière des considérations morales ou religieuses et de laisser dans l’ombre les relations concrètes que le système maintient entre les membres de la société,
Lorsque l’utilité de ces classes diminue, c’est-à-dire que leur rôle historique, du point de vue du développement des forces productives, est terminé, et que commencent à exister les conditions de leur remplacement, se développe une nouvelle idéologie, qui va finir par gagner suffisamment de terrain pour que se produise le changement correspondant. Une fois au pouvoir, les tenants de cette idéologie vont la populariser au maximum pour qu’elle devienne l’idéologie de la société. C’est ce qu’a fait Bourguiba dans les années qui ont suivi son accession au pouvoir…
Sous le colonialisme, et comme ciment de la lutte nationale, l’idéologie dominante était le nationalisme, c’est-à-dire la volonté de construire une nation, au sens bourgeois du terme : passage du pouvoir politique aux mains d’une bourgeoisie nationale en projet dans la petite bourgeoisie des villes, appropriation par cette bourgeoisie nationale de l’essentiel des forces productives du pays, généralisation de marché capitaliste et destruction de l’essentiel des structures économiques et sociales précapitalistes du pays.
Sous cette idéologie nationale, qui a dominé jusqu’à peu près en 1961, les possibilités du pays ont permis d’atteindre une partie des objectifs fixés : indépendance formelle et création d’un Etat national(1) destruction du pouvoir semi-féodal du bey, des institutions religieuses et des confréries, rédaction d’une constitution républicaine et d’un corpus de lois y correspondant, création d’une monnaie nationale, etc. Mais la clé de voute de cette idéologie, à savoir la prise en mains des principaux centres économiques et politiques du pouvoir par la bourgeoisie nationale faisait défaut, faute d’existence, même embryonnaire, d’une telle bourgeoisie. Sans changer formellement de nom (la théorie de l’unité nationale(2), l’idéologie allait changer, pour pouvoir justifier les changements provoqués par la constatation de cette carence.
Avec l’adoption de la planification, le régime tunisien faisait sienne l’idéologie du développement, selon laquelle : 1° Le développement économique du pays est la priorité de la phase en cours, reléguant au second plan tout autre considération, notamment les principes démocratiques affirmés par la constitution de 1959, déjà contredits, il est vrai, par quelques unes des lois promulguées depuis(3). 2° L’Etat est le principal moteur de ce développement; il prend en mains pour cela les ressources essentielles du pays et décide du mode d’utilisation de toutes les autres.
Comme cet Etat, pour pouvoir dominer la vie du pays entier, faire approuver ses décisions politiques ou connaître la réceptivité de la population, et y réagir, a besoin d’un grand partipolitique qui double les structures administratives de l’Etat, le Destour, devenu Parti Socialiste destourien en 1964, devient le parti unique qui contrôle et façonne cet Etat, l’Etat de parti unique: l’Etat est propriétaire des moyens de production, et les cadres de l’administration, en général membres importants du parti unique, et ceux du parti, abrités par l’idéologie du développement, dominent cet Etat ; ils peuvent ainsidisposer de tous ses biens, collectivement, à leur profit (directement personnel, prélèvement, détournements, “corruption”, ou indirectement, en engageant des gens qui vont leur assurer une clientèle politique, un appui dans une région, etc.), et non en fonction de considérations de rentabilité économique ou sociale, encore moins d’intérêt général,
Ayant renoncé à encourager la création d’une importante bourgeoisie privée, la classe dominante, d’origine petite-bourgeoise et constituée des membres des appareils de l’Etat et du parti, va s’efforcer de réaliser les objectifs qui n’avaient pas été atteints dans la phase précédente : principalement la généralisation du marché et de l’économie capitalistes en Tunisie, qui permettent d’étendre au pays entier la sphère d’influence et de contrôle(4)de l’Etat. La relative lenteur du développement interne(5) entraîne deux conséquences importantes : la croissance des importations de biens d’équipements, et, moins, de biens de consommation financée par la restructuration de l’agriculture et l’endettement extérieur, et surtout le développement de ce qu’on appelle la corruption, qui touche de plus en plus de secteurs de l’administration et surtout du parti, dont les dirigeants influents se payent sur la population ou sur les détournements qu’ils peuvent faire impunément…
Ce système, qui a pu, sous le premier ministre Hedi Nouira, encourager des entrepreneurs privés à produire des biens de consommation ou à participer à des grands travaux commandés par l’Etat, a épuisé ses capacités de développement des forces productives vers le milieu des années 1980, en Tunisie comme partout. Alors l’idéologie du développement, accusée depuis longtemps de justifier le totalitarisme, a été abandonnée au profit de l’idéologie des droits de l’Homme.
C’est dans cette idéologie que s’est drapé Ben Ali pour justifier le coup d’Etat du 7 novembre 1987. Mais si la faillite économique(6 )et politique(7) du régime ne faisait pas de doute, les bases de son remplacement faisaient cruellement défaut : pas de classe apte à dominer et diriger le pays, et donc pas de parti capable d’en exprimer les objectifs et de mobiliser les masses, et au contraire maintien de la toute-puissance de l’appareil du parti et de l’Etat,
Le changement ne pouvait être dès lors qu’un changement formel, et, après quelques modifications de détail, le régime redevint ce qu’il était. Avec toutefois la double copnséquence des nouvelles contraintes : l’idéologie officielle ne pouvant trouver dans le maintien des relations sociales anciennes les justifications de son existence devint une caricature, chaque acte du pouvoir démentant spectaculairement les affirmations idéologiques(8), le cynisme devint le mode politique obligé de gouvernement ; d’autre part, comme les causes de la faillite ne pouvaient être jugulées, les ressources n’augmentant pas suffisamment et l’appétit des puissants croissant sans cesse, le caractère ouvertement mafieux et profondément répressif du régime ne cessait de s’hypertrophier. Cette répression ne visait pas les oppositions en tant qu’elles pourraient représenter une classe apte à assurer la relève, qui n’existait pas. Elle cherchait à interdire àdes concurrents de prendre la place du rcd, dans des conditions semblables. La critique
des partis politiques d’opposition ne portait pas sur l’existence et la domination du parti unique, mais sur son mode autoritaire de gestion, dont ils auraient dû savoir qu’elle était inévitable…
Les causes de l’échec du régime étaient démultipliuées, la souffrance des populations cyniquement surexploitées était sans limite, le désarroi des classes moyennes en voie d’appauvrissement ne cessait de les écarter du régime, les actes politiques suicidairers d’une camarilla qui avait oublié que son pouvoir venait du parti unique et qui finit par se couper de celui-ci, et, par-dessus tout l’absence d’une direction politique, ont dessiné les formes qu’a prises la révolution de décembre 2010-janvier 2012 : un formidable trmblement de terre remettant en question toutes les bases du régime(9), et ne suivant personne, c’est-à-dire n’agissant pas au nom d’une idéologie, mais demandant la réalisation d’un certain nombre de revendications, qu’on peut rattacher à la démocratie, la justice, l’égalité, la dignité. En somme, si on se donne la peine de lire la révolution, on s’aperçoit que, poiur la première fois dans l’histoire humaine, une idéologie ne s’est pas développée et a orienté le révolution, mais un peuple s’est emparé d’un corps de principes et a demandé son application,
A cette situation nouvelle, il n’y a eu que des réponses anciennes, à l’exception des révolutionnaires qui, en guise d’aveu de leur ignorance, ont laissé le pouvoir à des reporésentants de partis en qui ils n’avaient pas confiance. Ces partis, enfoncés dans leurs conceptions idéologiques apparemment voisines pour la plupart, dans des luttes de pouvoir sans signification politique réelle,dans des confrontations de seconde importance, se sont avérées incapables de répondre aux demandes de la révolution, mais ne peuvent se couper d’elle, n’ayant pas diminué, au contraire, la présence des ennemis de la révolution (et donc de leurs ennemis) dans l’appareil d’Etat.
Pour ce qui est de l’aspect idéologique, il semble bien que nous soyons entrés dans une nouvelle phase historique, correspondant à l’émergence d’une société nouvelle dont on ne distingue pas encore les contours : cette société, où ne semble devoir dominer aucune classe, et donc aucune idéologie, sera vraisemblablement organisée suivant un corps de principes démocratiques, laissant une large place à la négociation dans la solution des conflits.
Vers la fin des idéologies probablement, cela signifie-t-il à un terme plus éloigné la fin des lutttes de classes, et, comme l’écrivait Marx, la fin de l’histoire ?
GN, 15/10/2012
1. Cette création s’est faite contre les différentes tentatives, internes (Salah Ben Youssef) et externes ( FLN algérien à ses débuts et nassérisme prônant respectivement l’intégration au Maghreb et au monde arabe) de retarder cette création en privilégiant les luttes nationales communes.
2. Cette idée que Bourguiba avait érigée au rang de théorie était en réalité la traduction de la nécessaire alliance de toutes les forces et les classes intéressées à la libération du pays de la domination coloniale. Elle survivra à l’indépendance, car c’était un moyen commode de justifier la domination des cadres d’origine petite-bourgeoise du Destour sur les autres forces du pays : en effet, le lieu où se réalise cette union nationale est le destour. Au sein de ce parti se réalise l’union des ouvriers, des patrons, des artisans, commerçants, des agriculteurs, des étudiants, etc… représentés directement ou par l’intermédiaire de leurs organisations, qui ne sont plus pour cela syndicales ou corporatives, mais organisations nationales…
3. Comme le code de la presse ou la loi sur les associations de 1959, qui donne au pouvoir exécutif la possibilité de supprimer complètement les libertés prévues par la constitution,
4. Cela fut le résultat de la politique de collectivisation, à laquelle on associe le nom de Ben Salah, qui, simultanément, augmenta prodigieusement le rôle du parti unique.
Parce que relativemùent intégrée au marché mondial par l’intermédiaire de ce qu’on avait appelé le néo-colonialisme, et qui n’était que la forme de l’époque de la domination impérialkiste sur le monde, la Tunisie ne pouvait trouver en elle les ressources suffisantes pour acccumuler les richesses nécessaires au démarrage d’un capitazlisme autonome (c’est le problème de l’accumulation primitive),
6. Le plan d’ajustement structurel imposé par les autorités financières internationational en était l’illustration,
7. Exprimée par la montée de la contestation islamiste et la dégénérescence du système de gouvernement d’un Bgourguiba sénile et dépassé.
8. Le seul changement notable fut celui du changement du nom du parti qui abandonna la référence au socialisme pour adopter celle de la démocratie.[jwplayer mediaid=”728″]
9. Ces révolutionnnaires ont, en l’espace de quelques semaines, assimilé dans leur pratique, les acquis de l’expérience du pays pendant cinquante ans et de sa mémoire ancienne.
publié par Gilbert Naccache sur Facebook le 16 octobre 2012
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