On me somme de choisir. Dis-nous, lesquels préfère-tu, les destouriens ou les islamistes ? Parfois, souvent, on me souffle (façon de parler, ils ont plutôt tendance à criailler, ceux-là) qu’il faut choisir les destouriens, qu’on sera protégé de la théocratie, qu’on préservera nos acquis et, argument suprême, ceux des femmes ! Curieusement le choix est limité à ces deux-là. Comme si les autres, tous les autres, ne pouvaient être qu’avec celui-ci ou celui-là, comme s’ils ne présentaient aucune alternative, comme s’ils ne comptaient pas, en somme.
On veut que je donne mon choix, et on me le demande de différentes manières : certains, sarcastiques, déversent leur bile sur ce peuple « qui ne mérite pas mieux », dévoilant au passage le lien de certains partisans de la coupole (el koba) avec l’esprit de la contre-révolution : tu vois où ça nous a menés, ta révolution. Minute, ce n’est pas ma révolution, c’est celle d’un peuple, d’une jeunesse, et j’y ai trouvé naturellement ma place. Et puis, c’est une vue un peu courte, la révolution n’a pas mené qu’à ce dilemme, la nécessité de « choisir entre la peste et le cholera », elle a aussi libéré la parole, rendu possibles les réunions, les manifestations, rendu audibles les critiques, elle a désacralisé l’autorité, y compris celle que beaucoup ont encore dans la tête, qui leur interdit de faire confiance aux jeunes, aux opprimés, aux faibles, aux « forçats de la faim »…
Il y en a d’autres qui sont franchement perdus, qui voudraient y voir clair, pour qui ma modeste parole a du poids et qui me demandent sincèrement de les aider à trouver le chemin. Quelle terrible destin que de ne pouvoir choisir entre le mauvais et le pire («el mchoum ou el achouem menou ») ! Pourquoi avons-nous forgé nous-mêmes notre malheur en participant à des élections aux résultats prévisibles ? Et maintenant, que faut-il faire ? Cette question, posée sur un ton pathétique ou désabusée, revient comme un leitmotiv.
Et je ne parle pas de ceux qui y ont répondu par la résignation « réaliste », justifiant par avance la nécessaire alliance avec les maîtres d’hier par une miraculeuse rédemption spontanée de ces agents de la dictature convaincus aujourd’hui de la nécessité de la démocratie, grâce à laquelle ils pourraient revenir au pouvoir et défendre les acquis. Acquis de qui ? S’ils sont tellement bien, et répartis entre tous les Tunisiens, ces acquis, pourquoi y a-t-il eu une révolution ? Décidément, le peuple…
Eh bien non, je ne choisis pas ! Pis encore, je leur dis à tous : vous voulez m’entraîner sur le terrain, le bourbier plutôt, où parviennent souvent à vous conduire ces partis politiques qui sont venus après la révolution en déguster les fruits, qui « grimpent sur le dos de la révolution » comme disent les jeunes de la kasbah (« y erkbou ahla dhar el thaoura »).
Mais il faut se demander d’abord si c’est bien le seul choix qui nous est proposé. Comme je le disais plus haut, ma place est dans la révolution, et mon premier choix, la décision fondamentale qui en découle est la suivante : je suis avec la révolution, opposé radicalement, définitivement aux représentants de la contre-révolution, en premier lieu les Rcdistes et le destouriens.
Qu’on me comprenne bien, ce n’est pas un jugement moral ou esthétique. Je considère que la révolution a été dirigée contre un système global, politique, économique, social, culturel, moral… Peu importe que X ou Y en soient les défenseurs, il s’agit du seul régime d’Etat que pouvait y avoir la Tunisie à l’indépendance, l’Etat de parti unique. Et cet Etat a peu à peu pris possession de toute la sphère publique, économique, sociale et administrative, gangrénant l’administration et transformant au fur et à mesure le parti unique en une armée de délinquants vivant aux crochets du peuple tunisien. L’exploitation est devenue trop forte, trop éhontée, trop arrogante – elle ne pouvait pas être autrement, vu que l’appétit des parasites grandissait et que le fonctionnement du système empêchait la production de richesses suffisantes – et les injustices trop criantes.
La jeunesse, qui n’avait pas, comme la génération précédente, le souvenir de la légitimité historique du Destour, qui était ouverte sur le monde entier, qui avait accès à la technologie moderne, cette jeunesse n’a alors plus accepté l’oppression, l’injustice, la discrimination, le chômage, et s’est révoltée. Ce qu’elle a remis en cause, ce n’est pas l’aspect politique ou policier du système, c’est tout le système. Et ce ne sont pas ceux qui ont mis ce système en place, ceux qui l’ont aggravé jusqu’à la caricature, qui peuvent en imaginer le remplacement. Ils sont d’autant plus dangereux que rien de fondamental n’a été modifié, dans le fonctionnement de l’économie (dirigisme d’Etat appuyé sur l’endettement extérieur notamment), ni surtout dans la composition de l’administration et dans son fonctionnement : si tous ceux qui décidaient ne sont plus en train de demander leur part du gâteau, du moins sont-ils encore capables, ne serait-ce que par leur inertie, de paralyser en grande partie l’action du gouvernement, quel qu’il soit. Dans ces conditions, que reviennent les anciens artisans du système, et celui-ci pourra redémarrer comme avant.
Ce sont là les raisons qui font que je ne peux en aucune façon admettre que les destouriens reviennent, non pas au pouvoir, mais même à la vie politique. Que passe la justice, avec son lot de révélations sur les responsables de l’ancien régime et leurs agents et complices, sur leurs répressions, sur leurs biens mal acquis, leurs détournements, leurs exactions, et qu’il soit mis une conclusion juridique à ce travail (la justice transitionnelle), alors on pourra poser le problème de la réintégration des autres dans la vie politique et du pardon éventuel des coupables qui auront reconnu leurs responsabilités.
Je disais avoir choisi le camp de la révolution, c’est pourquoi je ne peux choisir de soutenir aucune des forces politiques qui n’ont pas participé à cette révolution, et qui sont arrivés dans les sphères du pouvoir ou de l’opposition par la suite, à la faveur d’élections conçues par ces partis politiques eux-mêmes pour éliminer les candidats révolutionnaires. J’ai les plus grandes réserves vis-à-vis de ces partis, de tous ces partis : en l’absence d’une classe, ou de plusieurs fractions de classe, porteuse(s) d’un projet de société viable nouveau, tous ces partis, derrière leurs différences idéologiques plus ou moins claires ne peuvent imaginer qu’un Etat centralisé et maître de l’économie, c’est-à-dire, à terme, un Etat de parti unique. L’élan démocratique porté par la révolution et l’exigence de liberté et de pluralisme qui en découle ne permettra, je crois, à aucun de ces partis de devenir hégémonique : on a vu l’échec récent des tentatives dans ce sens du mouvement Ennahdha, stoppé dans sa tentative par la formidable réaction de la société civile. Mais la tentation reste forte, comme en témoignent les récentes nominations de gouverneurs, et beaucoup réagissent.
Dans ces conditions, ces partis sont condamnés à coexister, sous la surveillance de la société civile et de la jeunesse révolutionnaire qui n’accepte pas que les libertés publiques et privées soient menacées, que ceux qui les attaquent jouissent de l’impunité. Leur survie, individuelle et collective, dépend de ce qu’ils auront pu réaliser en matière de revendications de la jeunesse révolutionnaire, ce qui transcende largement les problèmes idéologiques qui sont aujourd’hui faussement présentés comme fondamentaux. Si l’on s’attèle à une tâche commune, les différences d’opinion religieuse ou sociales deviennent secondaires…
Et le travail de tous les militants conscients ne me semble pas devoir être de favoriser les luttes frontales entre partisans et adversaires d’un Etat religieux, mais plutôt d’œuvrer pour un regroupement de toutes les énergies en vue résoudre ces questions urgentes pour le pays. Les mobilisations en faveur des blessés de la révolution doivent se poursuivre jusqu’à la solution de ce problème, mais il faut aussi exiger toujours plus fort le démarrage d’une véritable justice transitionnelle, des mesures significatives en matière de lutte contre le chômage et les inégalités régionales, des accords entre partenaires sociaux pour la reprise des activités économiques ; les luttes pour les libertés exigées par les révolutionnaires doivent se traduire par une forte pression en faveur de l’inscription urgente et sans réserves de toutes les libertés, de l’égalité et la justice et, d’une manière générale, des conventions internationales en la matière dans le texte constitutionnel, contrairement aux vœux de ceux qui veulent que celles-ci soient réexaminées en fonction de leur conformité à la chariaa ; il est important également d’abolir la peine de mort et de marquer sans équivoque l’égalité des droits entre les Tunisiennes et Tunisiens. Un tel programme suppose, non pas de choisir entre telle et telle formation, mais de dénoncer ceux qui s’opposent à cette réalisation collective.
Donc, je ne reste pas sur le terrain où l’on veut me placer, je ne choisis pas en fonction d’un critère autre que celui de l’intérêt de la révolution. Et parce que cette révolution a libéré les énergies et la créativité des citoyens dans tous les domaines, j’ai une pensée particulière pour les artistes et le producteurs dont la liberté de création doit être protégée, et que j’appelle à produire et à faire connaître ses productions le plus largement possible : la meilleure façon de faire avancer une société est de faire progresser son niveau artistique et culturel, ce ciment social plus fort que les idéologies passagères.
publié par Gilbert Naccache le le 30/03/2012
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