Il chapardait les abricots du voisin» se disait-il, avec une ébauche de sourire ému, «et je lui en ai donné, des raclées, pour cela, quand Ahmed le gros venait se plaindre. Cela ne l’empêchait pas de recommencer, pendant toute la saison!» Il ne se souvenait plus du nombre de fois où il avait traité son fils de vaurien, de fainéant…, mais il savait l’aimer tendrement. Et quand, après une correction, il croisait le regard de sa femme, il baissait les yeux pour qu’elle ne voie pas qu’il souffrait de sa propre violence, qu’il savait que les coups ne changeraient pas le caractère rebelle du garçon… Rebelle… Il en était mort, il n’avait pas dix-huit ans… Le vieux était-il réellement âgé ou était-ce l’effet de l’annonce, ses cheveux étaient devenus blancs d’un coup et son visage s’était creusé, le lendemain de ce soir de décembre où il avait couru comme un fou, interrogeant les passants, finissant par s’affaisser sur son cadavre, balbutiant n’importe quoi, lui avait-il semblé, et la question qui revenait sans cesse « pourquoi ? pourquoi ? » restait sans réponse.
Il leva les yeux, regardant autour de lui, se souvint que la question qui n’avait pas eu, qui n’aurait peut-être jamais de réponse, cette question, il était là pour la poser encore et encore ; il espérait sans y croire que cette fois-ci, du moins, les hommes qui étaient assis là-bas, devant, finiraient par donner une réponse, ou au moins reconnaître qu’ils l’avaient fait, qu’ils avaient tiré sur ses gamins comme sur des lapins, son fils, quatre balles l’avaient atteint dans le dos ! A l’autre bout de la salle, là-haut ces messieurs majestueux aux regards sévères, réclamaient de temps en temps le silence… Il regardait pour la énième fois et ne s’aperçut qu’à l’instant que, parmi ces juges (mais qui allaient-ils juger ? les coupables, on le leur faisait de plus en plus sentir, c’était eux, les parents des victimes, et eux-mêmes victimes, qui osaient troubler la bonne conscience et réclamer la vérité, la justice…) il y avait une femme, revêtue comme les autres de cette robe noire et rouge qui disait à tous qu’ils jugeraient en toute impartialité, ce n’était pas possible autrement.et pourtant, ils avaient tellement déçu ! Mais peut-être la femme, elle était sans doute mère, les comprendrait, leur montrerait qu’elle savait ce que c’était de perdre son enfant, et il serra un peu plus fort le cadre où se trouvait la photo du sien.
De temps à autre un homme ou une femme se levait pour dire sa peine, brandissant le portrait du fils ou de la fille tombé(e) en ce jour d’hiver où il avait fait si chaud, si noir, au milieu des fumées irrespirables de gaz lacrymogènes, des bruits de détonations, des courses éperdues dans un sens, puis l’autre, des dérisoires cailloux lancés par ces gamins pour arrêter les balles des tueurs… Et un soldat, d’un air compatissant, ou condescendant, allez savoir, s’approchait du trublion, le faisait taire, en lui murmurant des paroles d’apaisement, la promesse qu’il pourrait parler plus tard… Il se rasseyait, regardait le portrait du disparu le levait à nouveau timidement un bref instant.
Il n’avait pas voulu que sa femme vienne avec lui, le trajet était si long et elle était fatiguée, comme brisée de l’intérieur et essayait de donner le change : elle faisait le ménage, la cuisine, la vaisselle, la lessive, acceptant à peine de se faire aider par l’aînée de ses filles, puis, emmurée dans le silence, elle disparaissait au fond de sa chambre où elle attendit sur son lit, le moment de ressortir faire son travail. Il pensait à elle, confus de ne pouvoir lui dire d’autre mot d’apaisement que « Dieu… » mais il ne terminait jamais la phrase, de peur qu’elle ne dise des choses définitives, il était lui-même si près de blasphémer, dans son désarroi…
Sa pensée le conduisit à cette parente, à qui il restait trois grands gaillards et qui n’ouvrait la bouche que pour leur demander, à leur retour à la maison : « Me l’avez-vous amené ? », parlant du meurtrier, on l’avait identifié, mais il avait disparu, et elle avait juré de le tuer ; ce qui pouvait lui arriver ensuite ne lui importait pas… Et cette autre mère, qui, sous le regard désolé d’un mari qui tenait la tête baissée, accablé par son impuissance, répétait continuellement deux phrases : « Il était tout pour nous, il nous faisait vivre, achetait mes médicaments » et « Je ne demande pas sa mort, je veux qu’il finisse sa vie en prison, qu’il repense à ce qu’il a fait ». Dans ca cas également, on savait l’identité du meurtrier, mais vous ne pouvez accuser sans preuves, leur disait-on. Et eux : « Mais les témoins, les photos et vidéos prises par téléphone portable, les balles… »
Toujours sur le point de céder au découragement, trouvant à chaque fois l’énergie nécessaire pour continuer, prendre une voiture de louage, un car pour la ville où se tenait le procès, un procès qui finirait dans la déception, voire le désespoir. Pendant le trajet, avant et après las audiences, rester ensemble leur faisait du bien et du mal ; ils se remontaient mutuellement le moral « Notre cause est juste, où seraient-ils, ceux qui commandent maintenant, sans nos enfants, sans leur sacrifice, sans notre immense douleur… ? » et aussi se démolissaient les uns les autres « A quoi bon, ils n’écoutent jamais les pauvres gens, ils voudraient qu’on se taise, qu’on meure. S’ils l’osaient, ils nous diraient, c’est votre faute, vous n’avez pas su élever vos enfants, les empêcher de faire des bêtises. »
Il y a un silence dans la salle. Il interroge du regard sa voisine, une femme qu’il a déjà vu dans des procès, une amie, et elle lui explique : le juge a lu les noms des avocats et de leurs clients (certains parents ont répondu présent à l’appel de leur nom, ne comprenant pas que l’on ne leur parlait pas), écouté leur demande de report de l’audience et répondu favorablement, il fixera la date plus tard. « C’est tout, il faut rentrer maintenant ? On est venus pour rien ? » « Non, pas pour rien, lui explique la dame. Pour montrer que vous n’abandonnez pas, que vous voulez la vérité ; et nous aussi, ajoute-t-elle, on ne vous lâchera pas… » Il la regarde avec reconnaissance et quitte la salle, tenant son cadre serré sous son bras.
Un peu plus loin, il s’assoit par terre avec beaucoup d’autres qui tiennent aussi des photos, des pancartes avec des slogans. Les vieilles et les vieux se taisent, le regard dans le vague, les jeunes disent leur déception, leur colère, leur misère, le sentiment que le temps joue contre eux, que les « autres » veulent faire durer, pour qu’on oublie, qu’il ne reste que ces malheureuses trois cents familles à se souvenir qu’un jour de décembre 2010, de janvier ou de n’importe quel autre mois de 2011, ordre a été donné de tirer pour tuer et que cet ordre a été exécuté…
publié sur Facebook par Gilbert Naccache le 07/08/2012
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