J’ai eu l’occasion de visiter à plusieurs reprises les geôles du ministère de l’intérieur: on est jetés là, sans pouvoir s’allonger, ni même s’asseoir, étouffant même en hiver, essayant d’avaler un peu du sandwich innommable que nous jetait le gardien, peinant à se frayer un chemin jusqu’au trou du mur où coulait un mince filet d’eau qu’on se forçait à boire, près du trou du WC aux odeurs insupportables, sursautant chaque fois qu’un gardien passait tirer la chasse d’eau placée à l’extérieur de la geôle.
Les quelques filles que j’y ai croisées – non, entendues est plus juste, on était dans des geôles distinctes et elles parlaient à leurs amis un langage qui me faisait presque rougir par sa verdeur – étaient de petites égarées, mises sur le trottoir par un caïd du quartier, maltraitées et souvent violées par les flics (un de plus ou de moins, disaient-ils), aux aveux rapidement extorqués, et qui, le lendemain, perdaient tous leurs moyens, redevenant des petites filles craintives en allant chez le juge..
Mais j’en ai rencontré, des gamins qu’on avait arrêtés, parce qu’ils étaient soupçonnés de vol, ou accusés par un voisin d’avoir voulu entrer chez lui, ou toutes sortes de prétextes. Il y avait aussi des petits voyous, proxénètes de quartier ou apprentis chefs de bande, qui roulaient des mécaniques en arrivant. Tous avaient été copieusement battus, même l’arrachage des ongles était banal, les rares enfants des quartiers à peu près décents de Tunis, pincés à resquiller dans le bus ou accusés d’avoir voulu voler un portefeuille pleurnichaient doucement…
Une nuit, on avait amené un caïd, un vrai celui-là, dont une partie du cheptel était là. On voulait l’humilier, le rabaisser devant ses filles et les autres détenus, on avait laissé les portes ouvertes et une escouade de policiers en civil et en uniforme lui étaient tombés dessus, au milieu du patio, avec gourdins, matraques et cravaches. Il ne poussa pas un cri, s’évanouissant de temps à autre ; on lui jetait alors un seau d’eau, il se levait et fonçait sur le flic le plus proche, l’assommait à moitié avant de succomber à nouveau sous le nombre. Au bout de deux heures, on le jeta dans un coin, referma les portes et les flics repartirent en commentant la soirée : ils ne l’avaient pas eu cette fois, ils l’auraient la prochaine fois. Comment s’empêcher de penser que, dans cette sorte d’école de violence, de haine et aussi de lâcheté, était commencée une éducation que la prison se chargerait de compléter, et que le sort de ces jeunes, nés et grandis au mauvais endroit était scellé d’avance : la prison, les bagarres à la sorties, les délits, de plus en plus grands, puis à nouveau les interrogatoires, la torture, la prison…
Plusieurs de ces jeunes avaient été arrêtés au cours des rafles périodiques qui marquaient la méfiance du pouvoir du père de la nation vis-à-vis de ses fils déshérités qu’il lui fallait aussi punir d’exister, pour les empêcher d’avoir l’idée de refuser son autorité. Ils restaient des journées entières à la caserne Gorjani, à côté de laquelle, disaient-ils, les geôles sont un hôtel de luxe, suggérant des choses si abominables qu’on ne pouvait en parler. Ces garçons avaient été dénoncés par d’autres, à tort ou à raison, ou bien avaient le profil qui convenait à un délit non élucidé, ou avaient sûrement quelque chose à se reprocher, on verrait quoi après… Et ils redescendaient à la geôle, après l’interrogatoire, couverts de sang, les vêtements en lambeaux : les policiers ne prenaient même pas la peine de ne pas laisser de traces de leurs sévices, ils savaient que le juge dirait : vous vous êtes frappés contre les murs pour faire croire que vos aveux ont été extorqués, ne parlez pas de torture ou je vous inculpe de diffamation envers la police ! Il faut préciser que ces discours étaient tenus au tribunal, devant une salle pleine d’avocats, d’inculpés, de justiciables, et que rarissimes, je n’en ai jamais entendu parler, étaient les protestations de ce public ; « après tout, ce sont des voyous » semblait-ils penser.
Oui, du temps de Bourguiba qui avait déclaré la guerre à la jeunesse doublement déshéritée, comme avec Ben Ali, dont les sbires instrumentalisaient beaucoup de ces jeunes, les utilisant dans diverses basses besognes, notamment le noyautage et la surveillance des islamistes présumés, tout en poursuivant la répression des autres, de tous les autres, on se serait cru dans une version vraie du magnifique film du cinéaste malien Souleimane Cissé, Yelen, où le chef du clan poursuivait son fils pour le tuer. Quoi d’étonnant à ce que les jeunes, aujourd’hui, ne veuillent plus qu’on vienne leur imposer une autorité, surtout si elle prend une forme paternelle ?
G. N., 20/02/2012 publié dans Mouatinoun du 27 février 2012
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