Les répressions de 7 et 9 avril dernier de l’avenue Bourguiba, les plus violentes et les plus brutales de la Tunisie d’après le 14 janvier, réalisées sous prétexte de faire respecter une interdiction décrétée par le ministre de l’intérieur, ont d’abord constitué un succès pour la contre-révolution. En associant des éléments de milice nahdhaouie, comportant probablement d’anciens membres de la milice du RCD, à la répression par une police déchaînée de manifestants pacifiques qui ne s’en prenaient pas au gouvernement, mais rappelaient des droits élémentaires et réclamaient la concrétisation de mesures promises de longue date, le ministre de l’intérieur a encore plus approfondi le fossé qui sépare le pouvoir de la société attachée d’abord à la liberté arrachée au prix du sang de ses martyrs.
Après cette répression, beaucoup de commentateurs identifient Ennahdha à la contre-révolution et pensent donc cette dernière au pouvoir. Pour ma part, je pense que les choses ne sont pas aussi simples : bien que “chevauchant” une révolution qui n’est pas la leur, malgré leur idéologie théocratique et, partant, autoritaire, bien que leur programmes socio-économiques ne soient pas des plus clairs, les Nahdhaouis ne peuvent pas être assimilés à la contre-révolution. Celle-ci, appuyée sur des éléments d’un ex-parti unique qui relèvent la tête et un appareil d’ Etat installé solidement, ne peut tolérer une autre autorité que la sienne, veut regagner la totalité de son pouvoir. Elle ne s’allierait à eux que pour mieux les anéantir, et sa lutte contre eux lui est très utile pour remonter en selle, en se faisant passer pour le défenseur de la démocratie. Une avancée de fait dans la contre-révolution, le retour à l’Etat de parti unique, aux mains de mafieux à terme, signifierait la perte pour ces Nahdhaouis, car ils n’existent et n’ont de pouvoir que grâce à la révolution qui tient la contre-révolution à distance
Mais ils se font manipuler par les agents de cette dernière, qui s’appuient sur leurs faiblesses : faiblesse stratégique et programmatique, lacunes du point de vue de la culture politique, qui leur font adopter les crédos du RCD, parti unique par excellence, qui les ont persuadés que le pouvoir passe par l’emprise policière sur le pays, inexpérience du pouvoir, tendances hégémoniques et aussi paranoïa venant d’un long passé de victimes.
Les agents du régime renversé savent pouvoir s’appuyer sur l’essentiel de l’appareil de l’Etat – la bureaucratie dont se plaint régulièrement Moncef Marzouki – celui qui a subsisté naturellement aussi bien que celui auquel le gouvernement fait appel : c’est le cas du ministère de l’intérieur, c’est le cas de tous les « techniciens-conseillers » rescapés du régime RCD, qu’il croit pouvoir neutraliser en nommant des proches, souvent des membres des familles des dirigeants, pour les encadrer, sans se rendre compte que ce sont ces bureaucrates qui dirigent et imposent leurs points de vue, voire même leur vision politique.
Les « mauves » et leurs représentants multiplient les provocations, dans le but de pousser les Tunisiens à voir en eux leur seule planche de salut, et Ennahdha tombe dans presque toutes. La dernière en date a abouti à l’interdiction de manifester à l’avenue Bourguiba, interdiction que, de toute évidence, les Tunisien-ne-s ne pouvaient accepter, car l’affirmation de l’intouchabilité de l’autorité qu’elle contenait impliquait aussi un début de condamnation de la révolution. Crispé dans une attitude de Majesté offensée, arguant de la légitimité de son gouvernement, le ministre de l’intérieur, approuvé par son parti, a oublié qu’il n’y a aucune légitimité au-dessus de celle de la révolution qui s’est faite au nom de la liberté. Il a donné l’ordre de réprimer les manifestations des 7 et 9 avril, et la police s’en est donné à cœur joie, se payant au passage le plaisir supplémentaire de faire assumer par le ministre les mensonges habituels du temps de Ben Ali
Mais le gouvernement a fini par plier sous la pression populaire et politique, devant les manifestations qui se sont multipliées dans tout le pays et devant les protestations de la société civile, les condamnations de ses alliés et surtout, le risque d’un affrontement avec l’UGTT qui a appelé à manifester sur l’avenue Bourguiba le 1er mai. Et en reculant, en cédant aux demandes de liberté, en déjugeant son ministre de l’intérieur manipulé, il a affaibli les destouriens, fait échouer leur piège, et ramené un peu de répit dans l’affrontement entre lui et le peuple. Reste à savoir si la décision d’annuler l’interdiction de manifester avenue Bourguiba est un signe que Ennahdha a compris ses intérêts, un pas pour se dégager et s’appuyer plus franchement sur le peuple (et du même coup à abandonner de plus en plus ses projets hégémoniques) ou seulement un recul tactique.
Quoi qu’il en soit, il faudra encore se mobiliser, se battre pour les objectifs de la révolution, faire toujours plus de pression… Ces événements, illustration des agissements autoritaires et répressifs d’Ennahdha, ont montré la détermination et le courage des militants de la société civile, de tous ceux qui ont manifesté ces deux journées. Il va en résulter une redynamisation de la révolution et une clarification plus grande des objectifs et des moyens de la suite du combat. On comprendra mieux que le peuple ne peut compter que sur lui-même pour défendre de ses acquis contre un retour de la dictature. Par sa mobilisation continue, il peut aussi forcer le mouvement Ennahdha, et d’une façon générale tous les partis qui s’engageront davantage avec la révolution, à évoluer : c’est à cette conditions qu’ils pourront avoir un avenir politique, qui serait basé sur le respect de la démocratie. S’ils ne s’adaptent pas, s’ils essaient de supprimer ou seulement limiter les libertés, ils seront balayés par la révolution qui a « dégagé » le régime de ben Ali.
publié sur Facebook par Gilbert Naccache le 12/04/2012
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