A propos de l'initiative de l'UGTT

Beaucoup de gens se félicitent de l’initiative de l’UGTT d’organiser un débat national  et de son succès relatif. Cela éveille en moi une série de réflexions, qui ne participent pas à l’enthousiasme général.

Tout d’abord, il faut se rendre compte que cette initiative et son succès, la participation, notamment de presque tous les partis de l’ANC, constituent un camouflet pour cette assemblée : ses membres, comme le gouvernement qui en est issu, ne cessent de nous répéter qu’elle provient d’élections libres, transparentes, et qu’elle a la légitimité populaire. Soit, mais comment alors expliquer qu’elle n’ait pas pu être le siège de ce dialogue national ? Pourquoi a-t-il fallu transférer ce dialogue au palais des congrès, à l’invitation d’un syndicat qui n’a pas, en tant que tel, de représentants à l’ANC ? Pourquoi l’objet principal de ce dialogue est-il de discuter les propositions des partis du gouvernement à l’ANC, qui n’en a pas encore été saisie ? S’agirait-il de remplacer l’ANC, comme lieu d’élaboration de la politique actuelle et de rédaction de la constitution, assemblée « régulièrement élue », nous dit-on de toutes parts, par une assemblée composées de forces politiques et de représentants d’associations de la société civile qui, eux, n’ont été élus, ou désignés, que par leurs organisations et non par le peuple. N’y a-t-il pas là une tragique limitation de la démocratie et de ses principes ?

Ces questions en appellent une autre : ceux qui ont appelé à la Constituante, Caïd Essebsi en tête, ceux qui ont préparé les élections, la Haute commission de Yadh Ben Achour en particulier, ont-ils des raisons de se féliciter de leur action « démocratique » que pour la plupart, ils viennent de considérer de fait comme inopérante, en substituant à la démocratie des urnes celle de la représentation d’organisations dont le fonctionnement démocratique n’est attestée que par elles ?

Allons plus loin dans le questionnement : on se souvient qu’au lendemain des élections, Yadh Ben Achour, qui en avait été l’architecte principal(1) avait remarqué que « le peuple des élections |n’était pas celui de la révolution ». Et cette absence de représentation de ceux qui ont rendu possible la tenue de l’ANC dans cette assemblée n’a suscité aucun mouvement de regret, aucune tentative pour trouver le moyen de faire entendre leur voix à tous ces révolutionnaires et ces déshérités qui attendaient tant de la révolution ! En réalité, les partis politiques, absents de la révolution, ont tout fait pour en être les seuls bénéficiaires ! Nous reviendrons sur le moyen utilisé pour cela.

Parlons d’abord des conséquences de cette absence, voulue par les partis politiques, des représentants de la révolution à l’ANC.

La première conséquence a été l’aggravation de la fracture, devenu abîme, entre deux parties de la société. Fracture qui recouvre également une réalité de classes : il y a d’un côté ce que j’appellerais société politique, composée par l’ensemble des partis politiques et ceux qui les suivent ou attendent d’eux les décisions vitales pour le pays, souvent membres de la société civile et généralement appartenant ou proches de la petite-bourgeoisie urbaine, peu désireuse d’un approfondissement de la révolution ; ce sont de fervents partisans de la transition démocratique et de l’application des principes démocratiques comme si la Tunisie n’était pas en révolution(2).

De l’autre côté, les déshérités, les marginalisés, ceux qui se sont levés contre les discriminations et qui continuent à les subir, ceux qui ont réclamé la dignité et qu’on traite comme des parias, ceux qui ont payé, de leur chair ou de la vie d’un être proche, le droit pour les partis jadis muets de tenir le haut du pavé, le peuple de la révolution en somme, qui se retrouve souvent matraqué, arrêté, torturé même, par les mêmes agents de sécurité qui l’avait blessé ou endeuillé…

La seconde conséquence a été que, livrés à eux-mêmes dans l’exercice du pouvoir, forts de la légitimité des urnes (acceptée par le peuple, et difficile à mettre en cause autrement que par l’abstention), ces partis se sont abandonnés à leurs démons : volonté de pouvoir, de changer de force la société, résistances à ces tentatives, au milieu des provocations des uns et des autres, dans la confusion que fait régner un appareil répressif qui résiste, jusqu’ici victorieusement, aux tentatives d’épuration. Les discussions menées entre les élus ont toutes été dominées par des enjeux de pouvoir, loin des véritables problèmes du pays.

Il ne me viendrait pas à l’esprit de mettre en doute la bonne foi de l’UGTT, et la volonté de sortir d’une situation d’impasse par des solutions négociées. Mais il se trouve que cette initiative a rencontré les intérêts de nombre de gens, réhabilités politiquement alors qu’ils avaient été écartés par les urnes, De plus, force est de constater que le peuple de la révolution est toujours aussi absent de la consultation qu’il l’avait été de l’ANC. Alors que va-t-il sortir de là ? D’abord, je l’ai dit, un énorme déni de la démocratie représentative ; ensuite probablement des compromis sur les prochaines décisions politiques, voire sur le texte de la constitution, et des déclarations d’intention sur les principaux problèmes de la Tunisie…

D’analyse de la véritable cause de la situation, point ! Ni, fatalement, de propositions pour y remédier. Si le véritable mal de la Tunisie est que son peuple soit écarté des décisions, il faut essayer de trouver un moyen, en attendant que la démocratie participative, au moyen d’une véritable décentralisation soit inscrite dans la constitution – probablement pas celle-ci – que la voix du peuple puisse se faire entendre. Elle avait été étouffée le 23 octobre 2011 grâce à un mode de scrutin dont on a aujourd’hui vu les conséquences : le scrutin de liste, qui avantage énormément les partis politiques et marginalise complètement les véritables représentants du peuple (3). Si le « congrès » organisé par l’UGTT voulait changer la situation et faire prendre conscience aux Tunisien-ne-s qu’ils sont au cœur des préoccupations, il faudrait qu’il propose un mode de scrutin adéquat, car le mode de scrutin est au cœur de la bataille de la représentativité, comme l’avaient parfaitement compris les partis qui avaient participé à la commission Ben Achour.

Si, comme cela a l’air de devoir être le cas, ni cette assemblée, ni l’ANC ne proposent un scrutin uninominal à deux tours(4)qui garantit une meilleure représentation populaire, il ne reste plus qu’à s’efforcer de faire campagne pour ce mode de scrutin(5), d’exiger son adoption, avant même de discuter du calendrier des élections à venir. Dès lors les appels à participer aux élections, la lutte contre l’abstention aura une base sérieuse et accéléreront la prise de conscience citoyenne. Il en va de l’avenir immédiat du pays : continuer à marginaliser le peuple ne peut conduire qu’à une nouvelle explosion, qui risque fort de ne pas être aussi pacifique que la première…

1. Il présidait, on l’a dit, la Haute Commission…, qui avit été désignée par Béji Caîd Essebsi pour jouer le rôle d’une chambre consultative, qui avait donné son avis sur nombre de décisions du gouvernement de l’époque, et surtout qui avait préparé les élections à la constituante, approuvé le mode de scutin et le découpage électoral et désigné en son sein la Haute Instance… ( ISIE) électorale, présidée par Kamel Jendoubi.

2. Il aurait fallu avant tout, détruire les bases véritables de la dictature en Tunisie, non pas en en donnant la charge – sans la moindre hâte, laissant ainsi aux coupables et à leurs protecteurs tout le temps de détruire les preuves – à une justice qui est loin d’avoir été épurée, mais en créant de nouvelles structures légales, comme un pool composé de juges et de policiers intègres qui prendrait la suite d’une commission de type « justice et liberté ».

3. La taille des circonscriptions dans le scrutin de listes, et le nombre de candidats par listes, rendent la participation populaire illusoire quand elle existe : il faut des moyens considérables, et les aspirants ne sont pas élus sur la confiance personnelle qu’ils inspirent aux électeurs, mais sur le fait d’être désignés par leur formation politique, etc.

4. Ce mode de scrutin, qui aboutit à l’élection d’un seul candidat par circonscription, présente entre autres avantages celui-ci : la circonscription étant plus petite, il faut moins de moyens pour se présenter, le fait d’être individuellement connu et apprécié est un avantage incontestable par rapport à l’appartenance à un parti politique, surtout en ce moment où l’on a vu l’efficacité de tous les partis, Quant à la question de la parité hommes-femmes qui avait justifié l’appui de certain-e-s à ce mode de scrutin, on a vu ce qu’il en a été dans les faits. Je ne peux que reprendre la proposition qu’avait faite Le manifeste du 20 mars au printemps 2011 : il faut prévoir un quota de femmes, choisies parmi celles qui ont eu les meilleurs résultats (après l’élu) aux élections…[jwplayer mediaid=”731″]

5. Je joins ici le lien avec l’article sur le mode de scrutin que j’avais écrit le 14 mars 2011, et qui n’a même pas été discuté dans la commission Achour, que j’avais quittée en raison de son refus de la publicité des débats : https://www.facebook.com/notes/gilbert-naccache/contribution-aux-débats-sur-la-loi-électorale/10150116599257749

Publié par Gilbert Naccache sur Facebook le 18 octobre 2012