Hèla Yousfi
Lors de l’épisode révolutionnaire, les membres de l’union des diplômés chômeurs ont contribué côte à côte avec les syndicalistes dans la coordination des différentes mobilisations. Après le départ de Ben Ali, l’UDC a été à l’initiative de plusieurs actions pour revendiquer le droit au travail et le développement régional et l’UGTT lui a régulièrement apporté son soutien logistique et politique. Cette collaboration entre les syndicalistes et les chômeurs remonte à l’époque de la dictature quand les militants de l’UDC travaillaient encore dans la clandestinité. Cette collaboration se faisait sans la bénédiction de la « bureaucratie syndicale » qui recourait, selon certains interlocuteurs, à la force pour neutraliser les mouvements protestataires.Le soulèvement du 17 décembre 2010 a remis la question du chômage au devant de la scène et les mobilisations des chômeurs se sont multipliées sur tout le territoire tunisien. Cependant, le contexte politique post 14 janvier 2011 et les tentatives successives de neutraliser le processus révolutionnaire ont généralisé la criminalisation systématique des mouvements sociaux dans le discours politique et médiatique et ont fait des chômeurs la première cible de la répression politique.
Si l’UDC est réputée pour être une importante organisation nationale dans le pays en termes de nombre d’adhérents , les problèmes financiers et la précarité des chômeurs ont suscité la convoitise de différentes formations politiques. L’UDC se trouve ainsi la proie des tiraillements politiques. Ces tiraillements politiques dans un contexte d’explosion des mouvements protestataires après le 14 janvier 2011 n’ont pas été sans conséquences sur les relations entre l’UGTT et l’UDC. S’il est largement admis que l’UGTT a apporté son soutien politique à tous les mouvements revendicatifs qu’ils soient encadrés ou pas par la Centrale, la compétition politique semble avoir établi une hiérarchie dans les luttes favorisant les luttes des couches sociales affiliées à l’UGTT et privilégiant les enjeux politiques aux dépens des enjeux socio-économiques. Outre le télescopage entre les revendications corporatistes et les problèmes de chômage, certains interlocuteurs de l’UDC dénoncent le fait que l’UGTT a souvent utilisé la cause des chômeurs pour faire pression sur les différents gouvernements afin de réaliser ses propres objectifs à savoir conserver son pouvoir politique et répondre aux revendications salariales de ses affiliés.
En effet, la bataille politique qui a émergé après les élections de l’Assemblée nationale constituante du 23 octobre 2011 a mis en avant l’importance du calendrier électoral, a relégué au second plan la question sociale et a accentué le malentendu entre l’UGTT et l’UDC. Lesmembres de l’UDC les plus critiques de l’UGTT ont le sentiment qu’ils ont été utilisés comme « chair à canons » dans la compétition entre les différents acteurs politiques. Il y aurait ainsi un rapport de classes qui se rejouerait dans la relation entre l’UGTT – représentante des couches moyennes organisées – et les chômeurs. Tout en reconnaissant à l’UGTT la légitimité de représenter le dossier économique et social, l’UDC déplore l’exclusion des chômeurs des instances de décisions traitant du dossier du chômage.Malgré ces critiques, il est utile de souligner que les membres de l’UDC, tout en défendant l’autonomie de leur union, continuent à parier sur l’UGTT comme seule force capable de peser sur les choix économiques et sociaux du pays et avec laquelle il faut construire des solutions communes.
Ce rapport pour le moins ambivalent entre l’UGTT et l’UDC montre que si l’UGTT, premier artisan du dialogue national a réussi tant bien que mal à apaiser les tensions politiques grâce à un consensus laborieusement construit, force est de constater que celui-ci s’est réduit à un partage du pouvoir entre l’ancienne élite gouvernante et la nouvelle élite issue des urnes, creusant le fossé entre deux visions antagonistes de la démocratie : celle qui cristallise l’enjeu démocratique autour de la représentativité des partis et la compétition électorale et celle qui considère qu’il n’y a pas de démocratie viable tant que les revendications sociales ne sont pas au centre des priorités etau cœur des alternatives politiques proposées. L’UGTT, qui accepte lors du dialogue national de faire un front uni avec le patronat pour pouvoir trouver un équilibre négocié avec les différentes forces politiques et sociales, a pris le risque de voir sa capacité d’action sociale s’affaiblir. Plus encore, elle s’est montrée disposée comme par le passé à accepter une nouvelle vague de libéralisation économique proposée par les bailleurs de fonds moyennant des augmentations salariales dérisoires pour ses membres. L’UGTT se trouve ainsi confrontée à des défis, sans doute encore plus difficiles que par le passé.
D’abord, l’union entre, d’un côté, les mouvements sociaux représentant les couches les plus marginalisées comme les chômeurs ou les jeunes et, d’un autre côté, l’UGTT garante des intérêts des couches moyennes organisées – union qui a fait la force et la capacité de mobilisation de l’UGTT – devient de plus en plus difficile à maintenir. Au clivage historique qui opposait, au temps de la dictature, les bases syndicales revendiquant l’autonomie vis-à-vis du régime Ben Ali au Bureau exécutif plus ou moins inféodé au pouvoir se substitue un clivage de nature différente qui traverse toutes les structures de l’UGTT et se cristallise autour de la place à accorder aux questions sociales recouvrant tout autant les enjeux de privatisation du service public que la question de l’annulation de la dette ou encore les problèmes de chômage.La distance se creuse au sein de l’UGTT entre les partisans d’une action limitée – négociée à petits pas, arrachant des concessions aux élites économiques et politiques sans pour autant renverser l’ordre économique et social – et ceux qui, parce que la crise économique s’approfondit, parce qu’ils ont confiance dans la force des mouvements sociaux, parce qu’ils croient de moins en moins qu’on peut négocier avec les élites politiques et économiques en place, veulent une attitude plus ferme de la part de l’UGTT.
Ecartelée à nouveau entre sa volonté de jouer un rôle de premier plan dans la sphère politique et l’impératif de s’associer aux luttes sociales, prise entre des réflexes de conservatisme et la nécessité, en même temps, de répondre aux nouveaux défis de la transformation du champ politique et social, l’UGTT risque de voir l’équilibre entre ses deux composantes syndicale et politique, qui a fait sa force, disparaître et sa capacité d’action s’écrouler. Si on ignore la voie que suivra le prochain gouvernement et s’il est vain de spéculer, une chose est sûre : c’est le monopole du Parti-État qui vient de disparaître. De nouvelles forces économiques et un nouveau type de mouvements sociaux sont en train de se former en dehors du contrôle d’un Parti-État, provoquant de nouvelles dynamiques sociales. L’UGTT, héritière d’une grande tradition de combat social et détentrice d’un patrimoine mémoriel qui fonde sa légitimité dans l’histoire, est aujourd’hui à la croisée des chemins : elle peut gérer ses propres transformations ou continuer à défendre sa place dans la nouvelle conjoncture politique et économique seulement si elle réussit à se renouveler et à remettre la justice sociale au centre du projet d’émancipation politique qu’elle défend.
publié le 7 mars 2015 en arabe: http://arabi.assafir.com/article.asp?aid=2774
http://arabi.assafir.com/article.asp?aid=2781
en italien: http://www.tunisiainred.org/tir/?p=5105
Follow Us