Il y a quelques jours, j’avais proposé l’organisation d’un “Forum Tunisien pour la Souveraineté Alimentaire”. Les réactions positives sont très nombreuses et encourageantes. Voici un premier texte destiné à la discussion et au débat. L’objectif est d’arriver à un texte collectif, comme première étape dans la préparation du Forum pour lequel j’ai proposé la première semaine de septembre 2016.
La Tunisie traverse une des périodes parmi les plus complexes, les plus dangereuses et les plus prometteuses de son histoire « moderne ». Après janvier 2011 et la chute de la dictature de Ben Ali, le pays est entré dans une phase de turbulence sociale, économique et politique porteuse à la fois d’énormes espérances et de sérieux risques. Mais cette phase post-dictature est surtout une opportunité unique et exceptionnelle pour que des débats de sociétés s’ouvrent partout dans le pays et donnent la parole à l’ensemble des citoyens et des citoyennes pour faire apparaître et mettre en exergue les attentes, espoirs, revendications et visions de la population qui permettraient de faire le bilan des différentes politiques suivies depuis l’accès du pays à son indépendance politique et de dessiner le contour des politiques à adopter et à suivre pour le futur. La souveraineté alimentaire est incontestablement l’une des questions qui mériterait des débats urgents et approfondis.
La souveraineté alimentaire me semble fondamentale parce qu’elle au cœur même de ce qui fait la société et le pays. Si la formule n’était pas trop galvaudée et souvent utilisée à mauvais escient, je dirais que la souveraineté alimentaire est la mère des problèmes ou des questions (omm el ischakalyyat). Elle l’est, indiscutablement, parce qu’elle concerne à la fois le présent et le futur. Elle l’est parce qu’elle touche « au ventre » chaque citoyen et chaque citoyenne. Elle l’est parce qu’elle conditionne notre souveraineté politique. Elle l’est parce qu’elle est en amont du droit aux ressources, de l’environnement, de la biodiversité, de la justice, de l’égalité et de notre responsabilité collective et individuelle face à la société actuelle, aux générations futures et à l’avenir de la planète et de l’humanité dans son ensemble. Comme le dit si bien le poète Salah Abdessabour (1931-1981) « Il n’y point d’avenir dans un pays, où la femme est obligée se déshabiller pour manger » (traduction libre de l’arabe). Combien de femmes et d’hommes se « déshabillent », encore aujourd’hui en Tunisie, pour « manger » ? Comment sera notre avenir ? Quel « patrimoine » laisserons-nous aux générations futures ? La réponse à ces questions est urgente. Elle ne peut venir ni des experts ni des décideurs. La réponse doit être citoyenne et libre de toutes pressions, influences, contingences ou manipulations.
Via Campesina(1) définie la souveraineté alimentaire de la manière suivante : La souveraineté alimentaire désigne le DROIT des populations, de leurs Etats ou Unions à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis à vis des pays tiers. Toujours d’après Via Campesina ; La souveraineté alimentaire inclut:
- La priorité donnée à la production agricole locale pour nourrir la population, l’accès des paysan(ne)s et des sans-terre à la terre, à l’eau, aux semences, au crédit. D’où la nécessité de réformes agraires, de la lutte contre les OGM
-
- pour le libre accès aux semences, et de garder l’eau comme un bien public à répartir durablement.
- Le droit des paysan(e)s à produire des aliments et le droit des consommateurs à pouvoir décider ce qu’ils veulent consommer et qui et comment le produit.
- Le droit des Etats à se protéger des importations agricoles et alimentaires à trop bas prix,
- Des prix agricoles liés aux coûts de production : c’est possible à condition que les Etats ou Unions aient le droit de taxer les importations à trop bas prix, s’engagent pour une production paysanne durable et maîtrisent la production sur le marché intérieur pour éviter des excédents structurels.
- La participation des populations aux choix de politique agricole.
- La reconnaissance des droits des paysannes, qui jouent un rôle majeur dans la production agricole et l’alimentation (2).
Où en est la Tunisie de la souveraineté alimentaire ? Il n’est évidemment pas interdit de discuter des détails de la définition élaborée par Via Campesina. Mais il n’en reste pas moins évident que le pays reste très largement dépendant de l’extérieur pour se nourrir. Le taux de dépendance alimentaire, 60 ans après l’indépendance politique, se situe à plus de 50 % (58 % pour les céréales). Il faut, par ailleurs, souligner deux évidences. La première est que la Tunisie est particulièrement riche en ressources naturelles (eaux -quoi qu’on en dise- sols, biodiversité, phosphate…) et humaines (expertise et savoir-faire paysans d’une exceptionnelle diversité) « suffisantes » pour assurer une totale souveraineté alimentaire (à ne pas confondre avec « autosuffisance alimentaire »). La seconde évidence, un paradoxe significatif, est le fait que la Tunisie se situe, à la fois, parmi les plus grands importateurs alimentaires et les plus grands exportateurs agricoles (alimentaires –souvent des primeurs- et non alimentaires). Loin de constituer la preuve d’un équilibre, même fragile, de la balance entre les importations et productions agricoles, ce dernier point indique une double dépendance vis-à-vis de l’étranger (Etats et marchés mondiaux). Une dépendance pour importer à des prix imposés et sur lesquels la Tunisie ne dispose d’aucun moyen d’action, et une dépendance pour exporter à des prix que la Tunisie ne peut nullement imposer (barrières douanières des pays importateurs et « règles » du marché alimentaire mondial). Ainsi ce qui peut sembler à l’échelle macro comme un équilibre commercial (entre imports et exports), n’est en réalité qu’une déformation « optique » des « réalités » sectorielles, locales, et nationales, voire mondiales.
Derrière cette situation de dépendance alimentaire, il existe des réalités agricoles et alimentaires diverses que l’on pourrait résumer par cette image d’inégalités et d’injustices : Pendant que quelques dizaines, ou peut être centaines, de personnes constituent des fortunes, parfois colossales, en investissant dans l’agriculture intensive et extractive orientée vers l’export, il y a presque un demi millions de paysans/nes que leurs terres ne suffisent plus à nourrir. Si l’on compte les membres de chaque famille paysanne, cette situation de dépendance alimentaire touche entre un million et demi et deux millions de personnes soit environ 20 % de la population totale.
Une paysannerie qui ne se nourrit plus de sa terre et se voit obligée de trouver d’autres sources de revenus, est le signe le plus significatif de l’échec des politiques agricoles et alimentaires suivies et, plus grave encore, de l’injustice et de l’inégalité face à l’accès aux ressources.
Deux ou trois chiffres à retenir : Les paysans disposant de moins de 5 hectares constituent 54% du nombre totale des producteurs et se partagent 11% de la surface agricole totale. En même temps, celles disposant de plus de 50 hectares ne sont que 3 % du nombre totale des agriculteurs mais exploitent 34% de la terre agricole totale. Si l’on prend en considération le fait que celui qui dispose de 20 hectares de bonnes terres irrigués, fait déjà partie de ce qu’on appelle les investisseurs, la proportion des terres agricoles dont disposent les « grands producteurs » est encore plus importante. A eux seuls, ces chiffres montrent l’ampleur des inégalités face à l’accès à la terre et à l’eau et expliquent, au moins en partie, la gravité de la dépendance alimentaire locale et nationale.
Par conséquent, les problèmes de l’agriculture et de la production alimentaire en Tunisie, comme dans beaucoup de pays du sud ne proviennent pas d’un manque d’agriculture intensive et productiviste moderne. La dépendance alimentaire est d’abord produite par la dépossession des paysans de leurs ressources agricoles (l’eau, la terre, la biodiversité…) au profit d’une minorité d’investisseurs qui développent une agriculture extrêmement productiviste et orientée vers l’export dans le seul objectif d’accumuler davantage de richesses personnelles. C’est ce David Harvey appelle les processus d’accumulation par dépossession.
L’Objectif principal du Forum « Tunisien pour la Souveraineté Alimentaire » que je propose est de réfléchir ensemble sur le bilan des politiques agricoles actuelles et de proposer une nouvelle orientation vers une réelle souveraineté alimentaire qui remet le paysan et l’agriculture familiale et vivrière au cœur de nos politiques agricoles et alimentaires. Quelles politiques ? Quels droits aux ressources ? Comment gérer nos ressources ? Comment protéger notre environnement ? Comment ne pas priver les générations futures des richesses naturelles ? Comment nourrir convenablement les 11 millions de personnes (davantage dans les années et décennies qui viennent) ?
Notre démarche ne peut en aucune manière s’inscrire dans les polémiques politiciennes qui dominent actuellement. Il s’agit de nous organiser pour une réelle souveraineté alimentaire locale et nationale et pour une justice sociale et environnementale.
1.Via Campesina (la « voie paysanne » en espagnol) est un mouvement international qui coordonne des organisations de petits et moyens paysans, de travailleurs agricoles, de femmes rurales, de communautés indigènes d’Asie, des Amériques, d’Europe et d’Afrique. Ce réseau a vu le jour en 1993.
2.Texte de Via Campesina sur la souveraineté alimentaire qui a été distribué à Porto Alegre, durant le dernier forum social (2003). http://www.abcburkina.net/fr/nos-dossiers/souverainete-alimentaire/359-la-souverainete-alimentaire-selon-le-mouvement-via-campesina visité le 11/07/2015. Voir aussi la Declaration Du Forum Des ONG Adressée Au Sommet Mondial De L’alimentation – 13-17 Novembre 1996. Rome. Italie. http://www.fao.org/wfs/begin/paral/cngo-f.htm
Follow Us