Le djihad, un problème interne

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Nassim Soltani à Neesma Tv

Santiago Alba Rico

Depuis un certain temps, il m’arrive d’éprouver de la douleur pour des  tragédies simultanées qui se produisent dans des points différents de la planète. Je vais résumer une histoire atroce : le vendredi 13 novembre,  alors que des assassins français et belges tuaient 133 personnes en Paris, des assassins tunisiens, eux aussi au noms de l’Etat Islamique, égorgeaient et décapitaient Mabrouk Soltani, un jeune berger de 16 ans, dans la région de Slatniya, au nord-est de Sidi Bouzid, la ville d’où est commencé la révolution de 2011. Après le crime, les terroristes remettaient la tête de Mabrouk à son cousin Choukri, qui l’accompagnait dans le champs, pour que l’amène à la maison et la montre à sa famille. Je ne veux pas imaginer – je ne peux pas – ni l’état d’âme de Choukri rentrant chez lui avec la tête de Mabrouk, ni l’horreur de ses parents au moment d’ouvrit la porte. Le corps fut récupéré le lendemain par les voisins tandis que la tête restait toute la nuit dans le frigidaire.

Malgré l’atrocité de l’épisode, la chose la plus terrible de l’histoire apparaitra deux jours après, lorsque la chaine de TV Nessma interviewe un autre cousin de Mabrouk, Nassim Soltani, âgé de vingt ans, et tous les tunisiens, de naissance ou d’adoption, découvrent la vérité de ce pays. Nassim déclare que « tout le monde sait que dans la montagne vit le terrorisme », en utilisant le terme « terrorisme » comme si on parlait de l’ogre ou du dragon, et il raconte que le terrorisme  avait déjà menacé son cousin en juin, pendant le mois de Ramadan, un jour qu’il avait amené les moutons à  paître. Ce qui avait impressionné Mabrouk et qui  impressionne aussi Nassim est le fait que le terrorisme soit un produit tunisien. Le terrorisme, avec ses armes et ses couteaux, était tunisien comme lui, il parlait la même langue, et il lui avait parlé pour dire à Mabrouk qu’il ne menaçait pas les habitants de la région, mais que si quelqu’un allait informer la Garde Nationale il serait descendu de la montagne et il aurait massacré tout le village.

A Slatniya, tout le monde vit dans la peur et la faim. « Une pauvreté » dit-il Nassim, « une pauvreté trente degré au-dessous de zéro. Nous mangeons des herbes et des cardons. Nous ne pouvons même pas boire parce que l’eau il faut aller la chercher à la montagne, où vit le terrorisme. » Sans routes, sans eau courante, sans services médicaux, sans police et sans marché, les alternatives sont toutes terrifiantes : « Je mourrai de faim, de soif ou de terrorisme » Nassim s’attriste, mais il ne pleure pas parce que on lui a appris que les hommes ne pleurent pas, mais nous pleurent tous un petit peu lorsqu’il nous dit qu’il ne sait pas d’où il est, qu’il ne peut pas savoir s’il est tunisien, algérien ou  marocain et que  la « Patrie je la connais uniquement par la carte d’identité ». A Douar Slatniya, à Jelma, à Sidi Bouzid, il nous dit, tous les jeunes sont au chômage et ils marchent, ils marchent pendant des heures dans l’espoir de rencontrer quelqu’un qui les engage pour un travail journalier dans la construction. Nassim a due quitter l’école pour aider sa famille, comme son cousin Mabrouk qui est mort parce qu’il était obligé d’aller à la montagne pour chercher de l’eau à boire et du bois pour cuire le pan. « Mes frères – il ajoute – se font frapper par l’instituteur parce que n’ont pas pu acheter les livres, et il les frappe, il les frappe. Une pauvreté ! Une pauvreté ! Une pauvreté ! »

Mais Nassim raconte aussi que le terrorisme a essayé d’acheter Mabrouk, son cousin décapité. Désespéré, Nassim crie que le terrorisme « peut nous acheter, peut nous acheter tous », comme pour se protéger de la tentation, et il demande à L’Etat de recruter les jeunes : « Recrute-nous, Etat, défende-nous, ou nous terminerons pour nous vendre au terrorisme et pour lutter avec les seuls moyens dont on dispose ». Ou alors pour quitter la région : « Partons, disait mon père. Tous veulent partir. « Mais si nous partons –  il demande – que fera-t-il le terrorisme ? Il sera maitre de cette zone, et puis d’une autre et d’une autre encore ». Basta, conclut Nassim, il faut dire basta, et il ne faut pas être trop perspicaces pour comprendre que ce « basta » concerne le terrorisme, mais aussi, et peut-être surtout, ce qui le rend tentateur pour beaucoup de jeunes : la pauvreté, l’abandon, la répression, la misère vitale, encore plus grave que la faim,  le manque d’une patrie.

Cinq années après la révolution de la dignité, les faibles institutions démocratiques tunisiennes n’ont pas résolu les problèmes économiques et sociaux du pays et sont incapables de faire face à la menace djihadiste. Ils sont toutefois capable de l’amplifier pour diffuser la peur et mettre entre parenthèses les questions politiques urgentes : le développement des régions, la justice transitionnelle, une législation conforme à la nouvelle constitution. Le résultat est  clair. Juste hier, une enquête du journal Al-Maghreb révélait que 52% de tunisiens considèrent Tunis un endroit peu sur et que 78% sont prés à renoncer à la liberté au nom de la sécurité.

Je suis capable, je disais au début de ces lignes, d’imaginer deux douleurs simultanées sans les subordonner ou les relativiser, mais je suis aussi capable de les mettre en relation. Ce qui doit nous inquiéter quand nous pensons  à Paris ou à Tunis, n’est la possibilité que Nassim termine pour se vendre au terrorisme et il ait en Europe à poser des bombes. Ce qui doit nous inquiéter c’est que les djihadistes européens soient européens et que les djihadistes tunisiens soient tunisiens. Il s’agit, c’est-à-dire, de deux « affaires internes » inscrits dans une même orbite et avec des conséquences globales. A des milliers de jeunes tunisiens manque une Patrie ; ils se sentent des immigrés dans leur propre pays et ont peur de l’Etat et du djihadisme, qu’en dernière instance peut les acheter. A des milliers de jeunes français de religion musulmane arrive plus ou moins la même chose ; leurs noms et leur aspect les privent de la nationalité et ils vivent soumis à la double terreur de l’islamophobie institutionnelle et du terrorisme, qui profite de l’exclusion des musulmans européens. La même peur qui justifie, et rend acceptable,  des reculs démocratiques en France et en Tunisie, un recul qui à son tour alimente le terrorisme dans un endroit comme dans l’autre. Les terroristes nous les fabriquons à la maison, nous les envoient en Syrie et après nous courons pour les bombarder, réalimentant ainsi le phénomène avec une grande efficacité.

La réponse facile n’est pas une solution. Plus de guerre et de destruction, mois de démocratie et de droits, servent seulement  à enrichir l’industrie des armes et l’ultra-droite mondiale, soit laïque soit islamiste. Si nous n’arrivons pas à empêcher que le terrorisme achète nos jeunes, si nous sommes incapables de les acheter avec l’égalité et les droits, Juan Alberto Gonzales  continuera à mourir à Paris, Mabrouk Soltani continuera à mourir à Tunis et nous aurons plus de morts partout, mois de raison et moins de liberté.

Traduit de l’espagnole par Mario Sei