Daech, cet avorton monstrueux de notre époque, ne cesse de gagner de l’ampleur dans un monde fracassé en mille morceaux. Par ses attaques enragées, il ne cesse d’imposer son rythme à notre vécu, son agenda à l’ensemble des priorités. Lorsqu’il organise son entrée en scène tonitruante sur le théâtre de la barbarie, à chaque fois qu’il passe à l’acte, il nous lance un défi dont il n’est pas conscient.
C’est-à-dire, pour ceux d’entre nous qui sont encore capable de ressentir la honte d’être un homme dont parlait Deleuze, d’assumer la sauvagerie de notre époque. Car l’humanité, n’en déplaise aux apparences, n’a pas encore atteint son stade civilisé. La civilisation, dans notre monde, n’existe pas. Et tant que nous vivons sous le joug d’un mode de production aussi incivilisateur, qui ne cesse de désintégrer les communautés humaines, de désagréger les liens de solidarité entre les peuples, d’ériger le profit économique comme figure monolithique indéracinable contre vents et marrées, l’humanité a encore du bon chemin à faire pour atteindre la civilisation.
C’est donc à des moments pareils, quand Daech fait briller son glaive et enclenche sa folie meurtrière, que nous prenons conscience de la profonde incivilité dont est submergé le genre humain. Pourtant, si cette organisation arrive à provoquer un tel effet, c’est qu’elle possède une puissance d’agir si grande qu’elle serait capable de nous affecter à sa guise. Bien sûr, l’affect qu’elle arrive à susciter le plus est celui de la crainte, la peur de mourir, d’être la prochaine victime ou de perdre un être cher. La peur de voir cette organisation, caressant un rêve millénariste si étranger à notre époque – et pourtant produit de cette même époque -, étendre son emprise sur l’ensemble de nos êtres par la peur, la peur de voir cette folie gagner de plus en plus d’âmes damnées qui, séduites par sa rhétorique épique, basculent dans le « mauvais côté ».
Pourtant, la montée en puissance du danger que représente Daech devrait susciter, quelque part à l’intérieur de nous-mêmes, un affect bien différent. Un besoin qui, naissant de la peur elle-même, concentre en lui-même les perspectives de la lutte, qui n’est autre que le point névralgique par lequel doit passer la résistance à la sauvagerie enfantée par notre époque : le besoin de comprendre.
Spinoza disait « Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre ». Aujourd’hui, semble-t-il que comprendre n’a jamais été aussi nécessaire. En soi, l’idée même de comprendre n’est pas neutre politiquement, et la charge politique qu’elle recèle tient à ce qu’elle commence déjà par une remise en question des représentations les plus enracinées que nous avons de notre époque. L’idée de comprendre est aussi une idée profondément politique car elle suggère une distanciation première par rapport au contenu envahisseur du discours commun massivement véhiculés par les médias et les politiques.
Réfléchir, aspirer à la compréhension, donc, est bel et bien un acte politique. En comprenant, nous augmentons notre puissance d’agir, notre pouvoir d’affecter et d’être affectés et aussi, autant que faire se peut, notre capacité à changer l’ordre des choses qui a produit cette existence misérable qu’est en train de mener notre espèce. Aussi, comprendre devrait obéir à un impératif – Oh combien bafoué ! Oh combien traité avec désinvolture ! – qui est celui de la complexité. Il en va sans dire que, dans notre monde cul par-dessus la tête, tout est complexe.
Ce souci de la complexité, pourtant vilipendé par les adeptes manichéistes du « soit noir soit blanc », doit pourtant animer toute réflexion qui aspire à brasser les champs de ce qui est tenu pour des évidences, par les uns et par les autres. Or, toutes les propositions d’explication – ou presque- qui prétendent détenir la vérité au sujet de l’engrenage diluvien de l’aube sanglante de ce siècle, souffrent d’une pauvreté intellectuelle et d’une absence de perspectives révoltantes. En s’appuyant sur la mono-causalité boiteuse de leurs raisonnements déficitaires, les tenants de la simplification à outrance ne font que refléter leurs obsessions intérieures et les arborer fièrement dans le marché des idées et des solutions prêtes-à-porter.
Leur pensée résonne comme une sentence, une sorte de matérialisation incantatoire de leurs angoisses enfouies. Pourtant, à la complexité hallucinante de notre époque doit s’ajuster une pensée complexe, une disposition particulière de l’esprit à la réévaluation critique de nos schèmes de pensée et de nos grilles de lecture surannés. A la diversité, si difficile à penser, des phénomènes auxquels nous sommes confrontés, doit correspondre une réflexion riche qui tiendrait compte d’une très vaste zone grise qu’on balaie si souvent par la désinvolture inconsciente d’un simple revers de la main.
Alors par où commencer ? Par saisir les racines des choses en les soumettant à un examen critique capable de satisfaire les réquisits de la pensée complexe. Par conséquent, et au sens de « saisir les racines des choses », essayer de comprendre c’est aspirer à la radicalité.
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