Patrizia Mancini
(*)Inciucio est un mot italien qui résume la séquence qui vient de se passer et qu’on pourrait traduire par la « combine » ou la « combinazione » dans le sens où ce mot est parfois repris en français.
Le 26 août 2016 la nouvelle formation de gouvernement, dite d’ « unité nationale », dirigée par Youssef Chahed, a obtenu l’approbation du parlement tunisien par 167 voix pour, 22 contre et 6 abstentions. 23 députés étaient absents (ne jugeant pas opportun d’interrompre leurs vacances d’été même dans ces circonstances !).
Examinons les étapes qui ont conduit à la constitution de ce septième gouvernement post-révolution.
C’est le Président de la République, l’octogénaire ex ministre de Ben Ali, Beji Caid Essebsi, qui a été le parrain du « licenciement » du premier ministre précédent Habib Essid. Le 2 juin dernier, dans une manœuvre surprise et à un moment où le pays ne connaissait pas de tension particulière, Essebsi avait lancé, au cours d’une interview télévisée, la proposition d’un gouvernement d’unité nationale. Selon lui, l’initiative était rendue nécessaire par le fait que l’État n’était pas parvenu jusque là à imposer ses lois et le droit dans le pays ; il considérait que la situation était également rendue très grave par le péril terroriste et il invitait à participer à ce gouvernement tous les partis (à l’exception du mouvement de son rival Moncef Marzouki), la centrale syndicale de l’UGTT et l’Utica.
Pour beaucoup d’observateurs politiques il s’agissait en réalité d’une tentative de sortir de l’impasse dans laquelle l’implosion de son parti Nidaa Tounes avait conduit le gouvernement. L’intention du Président, en mettant en discussion l’action du technocrate et indépendant Essid, était de redistribuer les cartes à l’intérieur de son propre parti, en essayant en même temps de coopter d’autres forces, extérieures au parlement, pour mieux gérer la présence dans celui-ci de l’allié/ennemi Ennahda, le parti d’inspiration islamique qui a le même nombre de députés que Nidaa Tounes.
Comme le fait remarquer l’ex députée de l’Assemblée constituante, Mabrouka M’Barek, chercheuse auprès du Middle East Institute, d’autres facteurs auraient accéléré la décision du Président :
En présentant son remaniement ministériel en janvier dernier, Essid avait pris une décision radicale et révolutionnaire : ôter la gestion des collectivités locales de la juridiction du ministère de l’intérieur, une disposition en vigueur du temps de Ben Ali…
En effet, dans le projet de document de décentralisation, étaient énoncés des principes clés tels que le droit des collectivités locales à disposer d’une partie des ressources de leurs territoires et la discrimination positive à l’égard des régions les plus défavorisées. Des concepts qui ont du sembler obscurs et dangereux au bourghibiste Essebsi et des obstacles que le futur nouveau Premier Ministre écartera probablement pour faciliter la métamorphose extra-constitutionnelle des pouvoirs institutionnels (wait and see).
Selon le constitutionnaliste Kais Saied
On dirait qu’on est à la veille de la naissance d’un nouveau système politique différent de celui dicté par la nouvelle constitution. Le président du gouvernement n’est un secrétaire d’Etat, il dépend de l’ARP et doit rendre des comptes aux représentants du peuple et non pas au président de la République. »
Ce qui en réalité n’est pas non plus si neuf : il s’agit en effet de mettre en pratique, en le dissimulant, le vieux présidentialisme, si cher aux nostalgiques du régime qui sont désormais « officiellement » revenus dans le jeu.
Le 13 juillet a eu lieu la signature du pacte de Carthage par tous les partis appartenant au précédent gouvernement, auquel se sont ajoutés la centrale syndicale de l’UGTT, l’UTICA, le mouvement Projet pour la Tunisie (né de la scission de Nidaa Tounes) et d’autres petits partis, parmi lesquels « La Voie démocratique » qui n’est pas représenté au Parlement.
Parmi les points principaux du pacte, rien qui n’ait déjà été énoncé dans les programmes des précédents gouvernements. Le Front Populaire (alliance de partis de gauche et de nationalistes arabes) avait tout d’abord adhéré, pour ensuite se dissocier de l’initiative présidentielle.
Le 30 juillet, le parlement fait tomber, par une motion de censure, Habib Essid, lequel, malgré les pressions, et en appelant à la Constitution, n’avait pas voulu se démettre..
Il apparaît tout de suite clairement qu’il n’y a pas d’autres candidats au poste de Premier Ministre que le quadragénaire Yossef Chahed, dont on dit qu’il est un lointain parent de Essebsi. Coordinateur d’une tentative (manquée) de réconciliation à l’intérieur de Nidaa Tounes et dont est sorti renforcé Hafedh Essebsi, le fils du Président de la République, Youssef Chahed n’est pas nommé par Essebsi seulement pour sa fidélité. Il est « l’homme juste au moment juste », que ce soit pour la nouvelle droite tunisienne hyper libérale dont fait également partie Ennahda, allié de Nidaa Tounes au gouvernement, ou pour les gouvernements occidentaux et le Fonds Monétaire International.
Comme le souligne Habib Ayeb, universitaire et documentariste, dans une lettre ouverte à Chaheb lui-même :
« ...ce qui m’a le plus alerté c’est votre passage, assez long, au sein de l’USAID. Vous n’ignorez évidemment pas les rôles réels de cet organisme gouvernemental américain, -où vous avez été recruté comme spécialiste des questions agricoles et alimentaires-. Vous n’ignorez pas, non plus, sa participation dans l’organisation de nombreux Coups d’Etat, un peu partout dans le monde et notamment en Amérique Latine. Rappelez vous Salvador Allende. Rappelez vous Cuba. Rappelez vous Abdul Karim Qasim en Irak… Je ne peux pas imaginer qu’un Premier ministre de mon pays ignore ces moments fondamentaux de l’histoire moderne et l’implication directe de l’USAID dans ces évènements »
Youssef Chahed a servi d’intermédiaire, selon ce que révèle certains documents de Wikileaks cité par Vanessa Szacal sur Nawaat.org, entre les USA et la Tunisie pour favoriser l’introduction des biotechnologies (lisez OGM) en Afrique du Nord.
Le 26 août, donc, Chahed présente son « nouveau » gouvernement : 26 ministres (en Italie, nous en avons 15), dont 11 sont les mêmes que dans le précédent gouvernement, même si quelques-uns changent de fonction, et 14 secrétaires d’État. Parmi ceux-ci émergent au moins trois figures de provenance clairement RCD (1) et Samir Bettaieb du parti El Massar, « moderniste », de centre-gauche, ennemi inconditionnel d’Ennahda, qu’il considère comme le responsable moral de l’exécution des membres du Front Populaire Belaid et Brahmi, mais qui semble mettre entre parenthèse cette position pour accepter le ministère de l’agriculture, sans avoir de compétences dans le domaine. Sont présents dans le nouveau gouvernement deux ex-cadres du syndicat UGTT.
Le discours du jeune nouveau Premier Ministre, à l’occasion de son investiture, a eu au moins le mérite d’être clair : après avoir illustré la désastreuse situation économique dans laquelle entre le pays il a fait savoir que si les mesures douloureuses qu’il entreprendra de mettre en oeuvre sont refusées ou combattues, l’État devra licencier des milliers de fonctionnaires ; que c’est la Tunisie qui s’est tournée vers le FMI et non l’inverse, parce qu’il n’y avait pas d’alternative. Il a en outre annoncé que les manifestations non autorisées seront durement réprimées.
Un mix explosif d’ultralibéralisme, de clientélisme, de népotisme et de retour de l’ancien régime avec des réflexes autoritaires prévisibles, qui se greffe sur un système de corruption répandu dans chaque recoin de l’administration et qui prétend faire payer aux classes moyennes et populaires les erreurs d’une élite politique jusque là encore incapable d’une vision alternative du développement du pays. Un pays dans lequel, pour reprendre les mots de l’influente blogueuse Amira Yahyaoui :
« … il y a une vingtaine de banques, une dizaine d’aéroports, 3 opérateurs téléphoniques, qui dépense des centaines de milliers de dinars pour une statue, qui veut organiser des conférences internationales et à la fin de la journée, ne peut pas boire l’eau du robinet. »
1)La nouvelle ministre des femmes Naziha Labidi, le nouveau ministre de la culture Mohamed Zine Alabidine et le nouveau secrétaire d’État à l’immigration Radhouane Amara Zine Alabidine.
Traduction de l’italien par Patrick Goutefangea
En italien ici
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