La Syrie dans la conscience de l’Europe

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habitants-alep-apres-attaque-aerienne-28-avril-2016_0_1400_933 crédit photo: La Croix

Santiago Alba Rico et Carlos Varea

 

Chaque fois que nous écrivons sur la Syrie c’est pour ajouter des morts et des ruines à une liste interminable. Les bombardements aveugles de ces dernières semaines à Alep et la situation de la ville elle-même, assiégée et affamée par le régime et ses alliés, défendue par diverses milices rebelles, parfois en confrontation les unes avec les autres, nous donnent une parfaite représentation de la tragédie syrienne et de la complexité croissante qui alimente la guerre. Après chaque mort, les tensions croisées augmentent, la responsabilité de tous les acteurs s’aggrave, la paix s’éloigne, et, avec elle, bien évidemment, la justice et la démocratie. Comme l’affirmait un manifeste signé à la mi-Septembre par 150 artistes et écrivains syriens, «le monde d’aujourd’hui est une question syrienne, la Syrie est maintenant un problème mondial».

La situation syrienne est sans aucun doute une question complexe et pour l’affronter, en particulier depuis l’Europe, il faut se poser deux questions. La première est : que voulons-nous ? La seconde est : que pouvons-nous faire ?

Il est certain que dans une situation complexe, nous ne pouvons jamais atteindre tout ce que nous voulons, mais il vaut toujours mieux le savoir. Que voulons-nous pour la Syrie? La même chose que pour tout autre pays du monde, la même chose pour laquelle nous nous battons en Espagne : la souveraineté économique, la justice sociale, le respect des droits de l’homme, la démocratie intégrale, un avenir pour nos enfants.

Que pouvons nous faire? Avant tout, et même si nous reconnaissons que la situation est complexe, nous pouvons faire une chose : ne pas la simplifier. Cela signifie reconnaître que les obstacles qui s’interposent à la réalisation de ce que nous voulons – souveraineté, justice, droits de l’homme, démocratie – sont nombreux et entrelacés et ne peuvent pas se réduire à un récit linéaire. Il y a cinq ans et demi, quand la révolution syrienne a commencé, les choses étaient plus simples. L’obstacle était, essentiellement, unique : le régime dynastique d’ Assad, contre lequel une grande partie du peuple syrien était descendu pacifiquement dans les rues. Cinq ans et demi plus tard, alors que la Syrie est devenue le champ de bataille de dizaines de milices et de plus de soixante pays, ce même régime – avec ses alliés – demeure le principal responsable de la plupart des victimes civiles (jusqu’à 95 %), de la majorité des violations des droits de l’homme (au moins 6,786 de détenus tués sous la torture), de la plupart des réfugiés internes et externes (5 et 12 millions, respectivement), de 287 sur les 346 attaques menées contre des installations médicales, de 667 sur les 705 décès du personnel médical, et aussi du siège qui réduit à la famine des villages et des villes avec des centaines de milliers d’habitants, comme plusieurs sources fiables l’attestent. Même le gouvernement colombien n’est jamais arrivé à autant de férocité contre son propre peuple; peut-être seulement Franco, pendant et immédiatement après la guerre civile espagnole. Il ne s’agit pas uniquement du passé; tout cela est toujours le présent de la Syrie et, par décence, il faudrait toujours s’en souvenir.

Mais cinq ans et demi plus tard, il y a certainement d’autres obstacles. Si nous considérons uniquement le régime, il aurait certainement été destitué depuis longtemps sans l’intervention de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah, qui occupent littéralement le pays et déterminent aussi bien le cours de la guerre, avec leurs bombes et leurs troupes, que la politique de Bachar Al-Assad. Ce qui est arrivé en Irak n’est pas très différent : les occupants américains ont permis que certains de ces mêmes acteurs anéantissent le tissu social solide et résistant, soutenant ainsi le régime issu de l’invasion. Ce sont eux-mêmes qui soutiennent la dictature en fonction de leurs intérêts, lesquels se traduisent, parfois, dans de petits conflits sous-jacents. La Russie, qui vient d’approuver à la Douma la présence permanente de ses bases militaires en Syrie, maintient une pression sur les Etats-Unis et l’Union européenne, qui paient leur politique agressive et erronée antirusse en Europe, surtout après les événements en Ukraine. Mais la Russie est un allié clé d’Israël et a empêché l’Iran d’installer une base logistique près du Golan occupé, alors que l’Iran, qui a négocié avec les États-Unis la question nucléaire, est considéré par Israël, , comme un ennemi irréconciliable, et vice-versa. Dans tous les cas, la Russie est directement responsable de la mort de milliers de civils dans toute la Syrie et plus particulièrement dans la ville d’Alep, contre laquelle elle a déclenché ces dernières semaines des attaques aériennes aveugles.

Un autre obstacle majeur est évidemment l’Etat islamique, maintenant en déclin, un joker qui a été utilisé par tous ceux qui officiellement déclarent le combattre. A commencer par le régime, qui avait tout son intérêt à radicaliser le conflit militaire et qui a d’ailleurs très peu combattu le groupe d’Al-Baghdadi, sans oublier la Turquie, un allié de l’UE et des États-Unis, très accommodant avec les djihadistes, qui lui ont été utiles dans sa guerre contre les Kurdes. Outre l’État islamique, maître atroce de lui-même, il existe d’autres groupes islamistes, financés et soutenus par des puissances régionales, qui empêchent la construction d’un projet souverain et démocratique et empêtrent davantage la situation. Le plus connu d’entre eux, et le plus fort, est Yabhat Fath Al-Sham, qui avant s’appelait Yabhat-al-Nusra et qui- il y a quelques mois – était une branche syrienne d’Al-Qaïda. La milice Abou Mohamed al-Jolani a réussi à intégrer d’autres groupes et à renforcer son influence grâce aux financements de pays du Golfe, notamment l’Arabie saoudite, et grâce au fait que, contrairement à l’État islamique – autiste sur son territoire parallèle -, elle combat sans cesse le régime et les armées d’occupation.

Parmi les obstacles à la paix et à la démocratie, il y a, enfin, Israël, très satisfait de l’agonie syrienne, dont il gère le chaos de loin tandis qu’il consolide l’occupation de la Palestine et étouffe silencieusement les Palestiniens ; la Turquie – dont la priorité est de lutter contre les Kurdes, soutenus par les Etats-Unis (une autre contradiction souvent négligée) -, qui, après la réaction d’Erdogan au coup d’état est en train de virer brusquement vers la dictature et s’approche de la Russie, de l’Iran et même du régime d’Assad; l’Union européenne, stérile et narcissique, seulement préoccupée par les attaques sur son territoire et l’afflux de réfugiés, deux problèmes aggravés par sa politique de lutte contre le terrorisme; et, bien sûr, les États-Unis, la mère de toutes les misères, qui ont envahi l’Irak en 2003 pour des «raisons humanitaires», ouvrant la voie à des cavaliers de l’apocalypse et, comme ils l’ont fait avec les Palestiniens et Israël, ont laissé les syriens dans les mains de Bachar Al-Assad, et indirectement de djihadistes financés par leurs alliés, car les intérêts de Washington ne passaient et ne passent par la démocratisation de la Syrie. Lorsque les États-Unis sont intervenus, ils l’ont fait pour transformer la Syrie en faux champ de bataille de la « guerre mondiale contre le terrorisme », en redonnant ainsi de la légitimité au rôle de Bachar Al-Assad et en lançant des bombes qui, comme cela a été montré dans le passé, à part tuer des innocents, ne servent que de levure à la violence qu’ils déclarent vouloir combattre. Nous devons répéter encore une fois que l’expansion de l’État islamique en Irak et en Syrie est la conséquence, et non la cause, de la démolition sociale précédente que les envahisseurs, les régimes et les agents régionaux ont effectuée consciencieusement pour renforcer leur domination et prévenir tout changement démocratique dans la région. Justifier le maintien des régimes à Damas et à Bagdad, illégitimes, criminels et corrompus, contre l’expansion de l’État islamique – une position soutenue par les Etats-Unis, par différents secteurs de la gauche européenne et par l’Etat espagnol – est une démonstration terrifiante de cynisme ou d’ignorance : la dichotomie entre le régime d’Al-Assad et l’Etat islamique est fausse et pernicieuse. Les États-Unis, d’ailleurs, qui ont financé et formé en Jordanie des milices luttant contre Assad, ont aussi financé et formé la milice chiite irakienne qui, par contre, le soutient.

Que pouvons-nous faire face à un problème complexe qui coûte des milliers de vies? Avant tout, ne pas simplifier. Les lignes ci-dessus – il nous semble – sont un petit échantillon de la complexité qui doit être traitée et qui ne peut pas être réduite à un schéma tiré de la géopolitique du XXe siècle. Si nous voulons pour la Syrie la même chose pour laquelle nous luttons – justice, souveraineté, droits de l’homme, démocratie, un avenir pour nos fils et nos filles – il faut comprendre, à partir de ces données, que la solution comporte le dépassement du cercle vicieux interventions / dictatures locales / djihadisme terroriste, comme cela a été tenté lors des émeutes de 2011, et que cela exclut, de façon réaliste, tout rôle de la dynastie Assad dans l’avenir de la Syrie. Comme la respectée Leila Nachawati le répète inlassablement : « Encore Asad égale à encore Etat islamique » et donc – nous ajoutons – encore interventions extérieures. Ni l’éthique ni la politique ne peuvent accorder, par principe et par pragmatisme géostratégie, des marges de manœuvre à un criminel de guerre que la majorité de son peuple n’accepte plus comme son gouvernant et avec qui il n’est pas disposé à négocier. Les Etats-Unis doivent freiner l’Arabie Saoudite (et Israël), mais la Russie et l’Iran sont les seuls qui peuvent débloquer la situation en arrêtant de soutenir le pouvoir d’Assad. En ce sens, il est très triste de constater qu’une partie de la gauche européenne continue à s’aligner, au sein même du Parlement européen et à côté de l’extrême droite, en faveur du régime syrien et de la Russie de Poutine. Comme nous l’avons déjà examiné dans d’autres textes, une telle attitude est complètement folle et ne peut s’expliquer que comme réflexe pavlovien hérité de l’ancienne guerre froide, car elle oublie non seulement l’actuel génocide contre son propre peuple, mais aussi le passé de la dynastie Assad, son rôle de gendarme régional, sa complicité avec Israël et son soutien aux États-Unis au cours de la première et la deuxième guerres du Golfe.

Que pouvons-nous faire? Ne pas simplifier et tirer des hâtives conclusions. Mais nous pouvons faire plus. Nous pouvons écouter les Syriens qui luttent pour la même chose que nous, mais au péril de leur vie; ceux qui veulent la justice, la souveraineté, les droits de l’homme et la démocratie, qui se sont engagés à rompre le cycle des interventions multinationales, les dictatures locales et le terrorisme djihadiste. Bachar Al-Assad, comme les Etats Unis, le savent très bien : la violence est très utile, la violence fonctionne, la violence réveille toutes les impulsions, fait oublier les raisons de la lutte et empêche l’organisation de la société civile à partir de cette mémoire. La société et la guerre sont incompatibles. La résistance civile et la guerre sont incompatibles. N’existe–t-il pas des Syriens « normaux » qui combattent en Syrie pour les mêmes causes que nous en Europe ? Bien sur que si, et ils sont des milliers. Une petite trêve en février a suffi pour qu’ils sortent à nouveau dans les rues pour manifester contre le régime, contre l’État islamique et aussi contre Yahbat Al-Nusra dans la province de Idlib, en donnant vie à un mouvement de résistance qui persiste encore. La même chose est arrivée au cours de la récente trêve précaire suite à l’accord, déjà rompu, entre la Russie et États-Unis: il suffit d’un moment de paix, une pause au tsunami meurtrier, pour que les rues – les ruines – reprennent la résistance civile et la volonté de l’organisation politique. Dans un travail très méticuleux, le chercheur Felix Legrand détaille la stratégie de Yabhat Al-Nusra dans les différents territoires et établit une relation de proportionnalité directe entre les trêves et l’affaiblissement de sa légitimité sociale. La conclusion de Legrand est que Yabhat-al-Nusra, comme le régime et ses alliés russes, ne sont pas intéressés par la trêve : la dictature et les djihadistes se nourrissent uniquement de la bataille. Les deux parties savent que lorsque les bombes ne tombent plus sur une ville, la société civile survivante récupère du terrain et recommence à exiger la paix et la démocratie contre – en même temps – le régime d’Assad, les interventions multinationales et les djihadistes. Il n’est pas vrai qu’il n’existe aucun interlocuteur social, politique et militaire syrien que nous pouvons soutenir ouvertement. Ne le voyons-nous pas tous les jours? ne voulons – nous pas le voir sous la violence atroce que le peuple syrien souffre continuellement depuis les cinq dernières années et demie? Celui qui a le moindre doute à ce sujet ne devrait pas douter du fait que le silence ou la complicité, en particulier dans certains secteurs de la gauche européenne, contribue à l’impuissance et à la dilution de cet interlocuteur dans les vagues de réfugiés et les tas de cadavres.

Nous pouvons donc comprendre, tirer des conclusions et être solidaires avec les Syriens qui souffrent et en particulier avec ceux qui souffrent et qui aspirent à la même chose que nous: oui, exactement la même chose que nous. Il est honteux que la droite européenne, qui attise le feu, se soit approprié le discours sur la Syrie dans des termes hypocritement “humanitaires”, et qu’un secteur de la gauche non seulement l’avale, mais s’oppose aux mobilisations contre la guerre et criminalise ceux qui refusent de faire la distinction entre les bombes de la Russie et des Etats-Unis, alors que les unes et les autre tuent des enfants et empêchent la démocratisation et l’autonomie de la région. Alors que l’Arabie Saoudite soutenait les milices les plus réactionnaires et meurtrières, la gauche espagnole, en compagnie de fascistes français, polonais ou italiens, soutenait Bachar al-Assad et visitait son palais. Pendant ce temps, la gauche syrienne – rappelons-nous de Yassin Al Haj Saleh ou de Keileh Salameh encore vivantsperdait logiquement la bataille à l’intérieur, et la minorité survivante, décimée par l’exil et la mort, ainsi que le peuple syrien en lambeaux, continuent de se battre contre tous les ennemis du monde, y compris contre les gauchistes européens qui criaient à juste titre contre l’invasion de l’Irak et qui aujourd’hui restent silencieux face aux crimes russes.

Texte en espagnol apparu le 9 octobre dans cuartopoder.es et traduit par Mario Sei

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