Monica Scafati
Dans le court laps de temps allant d’août 2017 à janvier 2018, de nombreux événements distincts ont attiré l’attention sur la Tunisie. Des faits survenus dès le mois d’Août ont apporté des fragments de preuve à la chronique, mais sont restés confinés dans le cadre d’un récit où aucune réflexion ne les a considéré comme des effets de la même cause, et donc comme des événements interconnectés.
Au contraire, le mode de récit utilisé tend à isoler les faits et à circonscrire chacun dans l’espace de sa propre temporalité. La dissociation de ces différents faits en réduit l’impact et les rend plus facilement inclassables, parce qu’elle fragmente également les questions que cela soulèverait si ces faits étaient connectés. Ce qui simplifie la formulation de réponses tronquées et restreint le champ de réfutation de ces faits aux seules circonstances, excluant l’horizon général dans lequel les épisodes individuels s’inscrivent.
Nous pensons à la collision intentionnelle de la Marine tunisienne avec un bateau de migrants tunisiens, le 8 Octobre 2017, causant la mort de 52 personnes, ainsi qu’aux manifestations de janvier 2018 et au meurtre d’un manifestant le 8 janvier à Tebourba. Nous pensons également au suicide d’un jeune tunisien détenu à Lampedusa, au matin du 5 Janvier 2018, et aux dernières nouvelles d’hier matin (20 Janvier) liées aux manifestations encore en cours pour protester contre les conditions de détention dans le hotspot.
Il y a eu des circonstances importantes où les forces de sécurité ont eu recours à la force meurtrière, ce qui nous renseigne sur l’état actuel de la transition démocratique en Tunisie. Bien que constamment louée, en Italie, par Gentiloni et Alfano, dans le but évident de garantir des intérêts économiques, cette transition est dans une phase difficile et dangereuse de restauration, mettant en péril la participation sociale et les droits civils des citoyens. Le gouvernement italien a décidé de venir en aide à la Tunisie en envoyant 60 soldats italiens, avec un coût initial estimé à 5 millions d’euros, au sein de l’Otan, dont la mission est de fournir « une formation et des conseils pour constituer un commandement de forces interarmées, plus que jamais nécessaire pour les Tunisiens, qui intègrent de plus en plus souvent les militaires, la police et la Garde nationale, afin de gérer l’ordre public et la menace djihadiste », et d’apprendre à communiquer à partir du site Analyse Défense.
En 2015, de nombreux incidents terroristes ont justifié la reformulation de la loi antiterroriste de 2003, et dans le même temps, la remise à l’ordre du jour du même projet de loi n° 25 relatif à la répression des atteintes contre les forces armées. En vertu des intérêts supérieurs de la sécurité nationale, certaines dispositions de cette loi prévoient des années d’emprisonnement et des amendes exorbitantes, dans le cas de toute ingérence dans les activités des forces de l’ordre, y compris la diffamation, l’insulte ou l’offense des agents, mais aussi la diffusion de photos et de vidéos prises sur le terrain des opérations sécuritaires ou militaires. Cette loi permet des détentions allant de 6 à 15 jours, avant d’avoir droit à un avocat.
Au cours de cette même année 2015, le rapport biennal 2013/14 du Centre de Tunis pour la liberté de la presse, dénombre au moins 450 cas de journalistes victimes d’agressions commises par les forces de sécurité dans des circonstances liées à l’exercice de leur profession. En 2014, des condamnations à mort ont déjà été prononcées, même si aucune exécution n’a eu lieu depuis 1991. Ils étaient 3 cette année-là, 13 en 2015, 44 en 2016. En 2017, les condamnés à mort en attente d’exécution sont au nombre de 77.
L’opposition à ce projet de loi est large et très forte, motivée par la conscience que déjà Ben Ali avait utilisé des dispositions similaires pour neutraliser ses opposants et justifier la criminalisation et la censure de toute forme de protestation, de résistance et de désobéissance, tout en garantissant l’immunité et l’impunité aux organes de sécurité. Cependant, le 13 Juillet 2017, l’Assemblée des représentants du peuple a rouvert le débat sur le projet de loi n° 25, et l’agression de deux policiers devant le siège de l’Assemblée, le 1er Novembre suivant, a augmenté la pression des syndicats de la police sur le gouvernement en faisant peser la menace de mettre fin à la protection des députés et des personnalités politiques.
Le 13 Septembre 2017, le parlement adoptait la loi de réconciliation administrative, autrement d’amnistie pour les hauts fonctionnaires du gouvernement impliqués dans des affaires de mauvaise gestion des finances publiques, avec des solutions amicales offrant la possibilité de remboursement à l’État de sommes indûment gagnées et d’une pénalité financière, à ceux qui sont impliqués dans des cas de détournement de fonds et de corruption.
La proposition de loi n° 25 relative à la répression des atteintes contre les forces armées était justifiée par l’argument selon lequel, 80 policiers et militaires sont morts, depuis la Révolution de 2011 jusqu’à aujourd’hui. En fait, la quasi-totalité des 80 victimes déclarées ont été visées par des actes terroristes commis par des affiliés à des groupes djihadistes, alors que le week-end précédant le 14 janvier 2011 lors de la fuite de Ben Ali, 50 civils sont morts et les forces de l’ordre se sont rendus coupables de meurtre à grande échelle, de véritables massacres. Les chiffres font état de 338 morts et 2147 blessés. Or, sur les 80 victimes qui sont tombées dans les rangs des forces de l’ordre, une seule est morte au cours d’une manifestation de citoyens, à Kasserine en 2016, alors même que la répression violente de la manifestation s’était déjà transformée en conflit ouvert.
Au lendemain de la révolution, cela s’est conclu, comme nous le savons , avec la victoire des citoyens et de la démocratie. En 2012, deux femmes du gouvernorat de Siliana, sorties faire les courses pendant une manifestation, ont été visées par des tirs de chevrotine, à une distance de 30 mètres.
Le 27 juillet 2013, à Gafsa, un militant meurt dans une manifestation, atteint à la tête par une bombe lacrymogène.
Et retour à 2017, quand le 22 mai à Tataouine, lors d’un sit-in, à proximité des champs pétroliers et gaziers, réclamant une meilleure répartition des richesses et des recrutements prioritaires dans les sociétés du secteur, un manifestant meurt écrasé par un véhicule des forces de l’ordre. Les autorités déclareront qu’il s’agissait d’un accident.
Le 8 octobre, pour empêcher sa traversée, l’armée tunisienne heurte un bateau de migrants provoquant la mort de 52 personnes. Les autorités déclareront que le bateau des migrants a chaviré en heurtant le navire de la marine nationale.
Le 8 janvier 2018 à Tebourba, un rassemblement spontané de citoyens a été attaqué par les forces de l’ordre qui ont immédiatement recouru à la violence, blessant des enfants et suscitant la réaction défensive de la communauté. Un manifestant est agressé et tué, mais les autorités déclareront qu’il était asthmatique et qu’il s’est étouffé pour s’être imprudemment exposé au gaz lacrymogène.
En revanche, aucun communiqué ne sera fait sur les rafles qui, depuis le 8 au soir, se sont poursuivis pendant trois jours, dans les rues et les maisons de Tebourba, où une centaine de jeunes manquent à l’appel. A ce jour, certains ont été libérés, alors que d’autres ne sont pas encore connus, à tel point que le mouvement « Fech nistanaw » (Qu’est-ce qu’on attend) a lancé l’initiative d’un recensement des personnes arrêtées, environ 900 dans toute la Tunisie.
Les autorités n’ont pas non plus fait de déclarations sur les détentions, les interrogatoires, les pressions, le harcèlement et la saisie de matériel contre des journalistes étrangers, dont certains ont été appréhendés chez eux pour être amenés à divulguer des informations sur l’identité des personnes qu’ils ont interviewé. Au lieu de cela, ils diront que les médias étrangers exagèrent le problème.
Le 5 janvier 2018, sur le territoire italien, un citoyen tunisien, détenu dans l’hotspot de Lampedusa depuis son arrivée au mois d’octobre, s’est ôté la vie en se pendant. Il avait réussi à se libérer de l’étau de l’oppression et de la pauvreté en Tunisie et à survivre au voyage, mais n’a pas pu résister à la détention de trois mois à Lampedusa, sous la menace constante de rapatriement, et avec une possibilité d’évasion qui ne l’aurait jamais conduit au-delà des bosquets entourant la structure où il ne voulait plus demeurer. Pris au piège d’une existence en suspens, dans l’attente du pire et sans aucune perspective d’un dénouement heureux ou au moins acceptable.
Lui aussi a été victime de la violence des autorités démocratiques qui ne sont évidemment pas si différentes de celles du pays dont il s’est enfui, ou du moins de leurs amis.
Déjà en 2015, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné l’Italie pour détentions arbitraires, traitements inhumains et expulsions illégales. L’Italie a interjeté appel, mais le 15 décembre 2016, la peine a été réitérée. Quelques jours auparavant, le 3 novembre 2016, le rapport d’Amnesty confirmait le non-dessaisissement par l’Italie de pratiques illégales, néanmoins, on dira que le jeune homme qui s’est pendu était un schizophrène.
Nous remercions Nadia Haddaoui pour la traduction de l’article en français
L’article original est paru le 21 janvier 2018 sur le site
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