Habib Ayeb avait récemment accordé une interview à une journaliste du journal La Presse avec la promesse de la publier intégralement et sans faire usage des ciseaux. Résultat, l’entretien vient de paraître amputé d’environ 35 %. Le pire est qu’ils ont supprimé la partie la plus importante de l’interview qui comporte, notamment, une série de réformes que Ayeb avait proposée.
Aprés avoir contacté Habib Ayeb, Tunisia in Red vous propose l’interview compléte
Rencontre avec M. Habib Ayeb un membre fondateur de l’Observatoire de la Souveraineté Alimentaire et de l’Environnement (OSAE) :
« Doit-on attendre une nouvelle pandémie d’une ampleur plus grande que le Covid-19 pour bouger ? »
En marge d’une conférence en ligne qui a été organisé par l’Observatoire tunisien de l’eau (OTE) sur le thème : «Quelles stratégies et approches pour promouvoir une agriculture résiliente et durable et une souveraineté alimentaire dans le contexte post Covid-19 ?» nous avons contacté M. Habib Ayeb un géographe, professeur émérite à l’Université Paris (8) VIII à Saint-Denis. Ses travaux et publications de recherche portent essentiellement sur les questions rurales, agraires, paysannes, alimentaires et écologiques avec la dimension sociale comme fil de réflexion et d’analyse qui permet de comparer des situations aussi diverses que variées. Il est un membre fondateur de l’Observatoire de la Souveraineté Alimentaire et de l’Environnement (OSAE). OSAE est une organisation associative à but non lucratif qui revendique une indépendance totale de tout mouvement politique. Sa mission est de produire des connaissances à travers des projets de recherches « académiques » sur les questions en relation avec la souveraineté alimentaire, l’environnement, le climat, la justice sociale et écologique. Ainsi elle contribue à développer un plaidoyer solide et radicalement engagé en faveur des causes que nous soutenons politiquement : la paysannerie, le droit à l’accès aux ressources, la souveraineté alimentaire, l’environnement, les semences et les variétés locales qui se conjuguent à toutes les échelles de l’individuel au collectif en passant par le local et le national, sans oublier la grande problématique des changements climatiques et leurs conséquences. Entretien.
• Existe-t-il une relation entre les changements climatiques et la pandémie mondiale covid-19 ?
Le changement climatique ne tombe pas du ciel. Il est le produit direct de nos politiques économiques néolibérales en général et en grande partie des politiques agricoles basées sur un model capitaliste, intensif, productiviste, orienté vers l’export et fortement consommateur d’énergie, d’engrais chimiques, de pesticides et d’antibiotiques et de ressources naturelles, dont l’eau et la terre. Nous savons que le secteur agricole participe à hauteur de 22% de la production globale de dioxyde de carbone, responsable du réchauffement du climat. Certes, la contribution de la Tunisie au réchauffement climatique reste incomparable avec celles des pays industrialisés, mais le dérèglement climatique se produit à une échelle globale et n’intègre pas la part de responsabilité de tel ou tel pays. Il en est de même avec d’autres phénomènes de destruction de la nature et de la vie qui « frappent » indistinctement dans toutes les régions du monde.
De la même manière, le covid 19, qui a été repéré les premières fois en Chine, en décembre 2019, a atteint toutes les régions du monde en un temps record, à peine quelques semaines, avec plus de 8 millions de personnes infectées et 300 000 morts. Jamais, dans l’histoire connue, une pandémie n’a touché aussi rapidement la totalité de la planète. Beaucoup de biologistes, dont Rob Wallace et d’autres, démontrent que la déforestation intensive, que nécessitent l’élevage intensif, l’extension des monocultures industrielles (exemple le maïs qui sert à produire de l’éthanol ou le « pétrole vert », l’huile de palme etc.) et le développement des industries du bois, a atteint des zones jusque là totalement inaccessibles au cœur des grandes forêts. Ces pratiques productivistes ont ainsi libéré de multiples germes inconnus, dont des virus, et a facilité leur déplacement à travers le monde en profitant de la mobilité humaine et animale permises par divers moyens de transports, de plus en plus rapides et denses.
Pour résumer, il s’agit d’un processus complexe, induit par le système économique capitaliste, avec, en particulier, l’agriculture capitaliste, qui se traduit, notamment, par le réchauffement accéléré du climat, la destruction massive de la biodiversité animale et végétale et, l’apparition de nouveaux virus soit par « naissance » ou mutation soit par « déconfinement » forcée de leur zones ou foyers « naturels ».
Ainsi, la pandémie covid 19 laisse voir clairement les liens étroits entre les modèles agricoles intensifs, la déforestation, la destruction de l’environnement et de la biodiversité, les changements climatiques et l’apparition des virus. C’est un enchainement de causes à effets qui se reproduit automatiquement tant que l’agriculture restera productiviste et capitaliste. La disparition massive des abeilles, essentiellement causée par l’usages des pesticides, ouvre la voie à l’apparition de virus nouveaux ou jusque-là inconnus parce que naturellement « confinés » dans des forêts isolées et inaccessibles, mais « déconfinés » ou libérés par la déforestation. Le choix est donc entre deux seules alternatives possibles : primo est de continuer à entretenir et à renforcer les politiques agricoles intensives et donc à exposer l’ensemble de l’humanité, à commencer par les plus fragiles, vulnérables et démunis, à des risques extrêmement graves, à la fois, sur la santé individuelle et collective et sur les libertés individuelles et collectives, aussi. Secondo est de changer radicalement de politique agricole et alimentaire en la réorientant vers un équilibre indispensable entre nourrir les humains, protéger la biodiversité et le climat et respecter les droits des générations futures à un environnement sain et vivable. Une agriculture qui sort de la logique du profit et de l’insécurité alimentaire pour une alimentation respectueuse de la santé, de la vie et de la justice. Une agriculture paysanne et vivrière sanctuarisée et débarrassée des investissements spéculatifs et de toutes activités extractivistes, au cœur des politiques et des stratégies.
• Quels sont les problèmes rencontrés par les paysans et les paysannes aux revenus limités ?
Les paysans et les paysannes sans terre ont particulièrement souffert des effets de la pandémie et du confinement. Tout d’abord, il faut rappeler que la plus grande partie (environ 70%) des revenus des paysans viennent de l’extérieur de leurs exploitations à cause de leur accès limité aux ressources naturelles, dont l’eau et la terre, mais aussi aux ressources matérielles, dont les crédits et les assurances, qui ne permettent pas d’assurer un revenu couvrant l’ensemble des besoins de base des familles. La féminisation massive du travail agricole dans et à l’extérieur des exploitations est une conséquence de la compétition sur les ressources entre l’agriculture paysanne et l’agrobusiness. Elle est surtout la preuve de l’appauvrissement généralisé de la paysannerie. En situation de pandémie et de confinement, plusieurs centaines de familles se sont trouvées sans revenu et sans ressource et fortement exposées aux risques de sous-nutrition et/ou de malnutrition. Leurs seules alternatives étaient soit de braver les ordres de confinement, quitte à s’exposer à des sanctions plus ou moins lourdes ; soit de respecter les ordres de confinement et s’exposer à l’insécurité alimentaire. D’autres franges démunies de la société se sont trouvées dans des situations similaires. Les quasi-émeutes pour la farine ou la semoule (smid) en plein confinement, n’étaient que la traduction de l’impossibilité de choisir entre courir le risque d’attraper le virus et celui d’avoir faim. Une situation dramatique que beaucoup d’urbains, plus ou moins aisés, n’arrivaient pas à saisir.
Par ailleurs, pendant le confinement plusieurs paysans n’ont pas pu faire leurs récoltes et surtout de nombreux autres n’ont pas pu acheter les semences ou les plants qu’ils avaient l’habitude de semer ou replanter entre mars, avril et mai. C’est notamment le cas, des tomates, concombres et autres cucurbitacées… Cela veut dire que les effets économiques indirectes de la pandémie vont s’étendre jusqu’à la fin de l’été et certainement au-delà.
De ce fait, si pour certains, le déconfinement ne signifie que la fin du confinement « physique », pour d’autres le déconfinement n’est qu’une étape de la crise qu’ils et elles sont et seront obligés d’affronter les poches et les mains vides. Evidemment je ne parle même pas de la situation d’inégalité dans laquelle les paysans se trouvent face à la maladie puisque la campagne tunisienne correspond à un véritable désert médical où il est très difficile de trouver une structure médicale à des distances convenables et en mesure de prendre en charge rapidement des malades en situation d’urgence.
• Quel est le rapport entre les modèles agricoles intensifs et les régimes alimentaires dominants ?
Les politiques agricoles actuelles sont, à quelques détails près, identiques à celles introduites par la puissance coloniale dès le début de l’occupation. Basées sur le principe des « avantages comparatifs », qui date du début du 19ème siècle, ces politiques agricoles intègrent deux axes fondamentaux
a) l’export des produits que les conditions climatiques et géographiques, tels que l’abondance du soleil, les ressources hydriques…, mais aussi salariales (bas salaires, droit du travail, sécurité sociale…) permettent d’obtenir en volumes suffisants et à bas coûts ; et
b) l’importation des produits, tels que les céréales, que d’autres pays produisent en volume plus important. En gros, on exporte les desserts et les entrées, avec l’huile d’olive, et on importe le plat principal. Alors que nous pourrions aisément produire assez de céréales pour couvrir la totalité de nos besoins, pourvu que l’on adopte des politiques agricoles tournées vers le marché national et local, nous importons la moitié de nos besoins en céréales.
Incontestablement, la Tunisie ne connait pas de problème de sécurité alimentaire dans le sens de pénuries prolongées de produits alimentaires. Grâce à sa position stratégique sur la rive Sud de la Méditerranée, qui lui permet d’être en permanence sous la « surveillance » rapprochée de plusieurs autres pays dont la France et les autres pays européens qui savent que des troubles politiques provoqués par une situation d’insécurité alimentaire grave en Tunisie peuvent se répercuter sur les pays du Nord par des vagues migratoires et la violence politique qui ne manqueraient pas de les atteindre d’une manière ou d’une autre. Mais il s’agit d’une sécurité alimentaire de courts termes qui ne nous protège nullement contre les soubresauts du marché alimentaire mondial ni contre les conséquences d’une éventuelle crise géopolitique, militaire ou sanitaire régionale ou mondiale. Rappelons par ailleurs, que les embargos décidés par les puissances mondiales contre leurs ex-alliés Saddam Houssein, en Irak, et Kheddafi, en Libye voisine, montrent clairement que nos amis « protecteurs » d’aujourd’hui pourraient se transformer en ennemis féroces capables de nous imposer de tels sanctions inhumaines si, pour une raison ou une autre, l’Etat tunisien faisaient de nouveaux choix politiques qui ne leurs convenaient plus.
Enfin, non seulement les politiques agricoles intensives, dites de sécurité alimentaire, orientées vers l’export ne sont pas de nature à garantir une sécurité alimentaire durable et indépendante des mouvements du marché alimentaire mondial et des crises géopolitiques régionales ou mondiales. Elles participent fortement à la dégradation de l’environnement, des ressources naturelles et de la biodiversité et aux processus d’appauvrissement généralisés de la paysannerie. A un niveau politique, un pays agricole qui importe l’essentiel de son alimentation est un pays politiquement dépendant et totalement dépourvu d’une quelconque souveraineté politique ou économique. C’est un pays qui ne peut choisir ni ses partenaires, ni son modèle d’alimentation et encore moins décider de ses propres choix de politiques agricoles et, plus largement, son économie. C’est un pays privé de dignité.
La Tunisie est dans cette situation et il est plus qu’urgent de changer radicalement de politiques agricoles pour plus de liberté, de sécurité, d’indépendance, de souveraineté et de dignité. Le covid-19 devrait nous forcer à prendre cette direction.
• Comment peut-on changer radicalement la politique agricole et alimentaire pour protéger la biodiversité et le climat ?
La fonction et la place de l’agriculture dans la société et l’économie doivent être totalement redéfinies. Pour cela, on ne peut pas faire l’économie d’un débat large autour de cette question centrale de « A quoi doit servir l’agriculture ? ». Aujourd’hui, l’agriculture tunisienne sert de moins en moins à nourrir la population et de plus en plus à accumuler les profits d’une petite minorité d’investisseurs et surtout à répondre aux besoins essentiels ou « exotiques » des riches consommateurs et consommatrices des pays du Nord. Je rappelle toujours le scandale absolu que représente le fait que la Tunisie soit, en même temps, l’un des plus grands producteurs et exportateurs d’huile d’olive et l’un des touts premiers importateurs d’huiles végétales. Un scandale qui s’élève à la hauteur d’un crime sanitaire, écologique et social ! Ceci ne peut durer longtemps car les coûts social, écologique et même économique de cette agriculture « pour les autres », sont de plus en plus élevés. Nous devons radicalement changer de paradigme et passer à une politique agricole sociale, écologique, équitable et durable avec la paysannerie au cœur du système et la souveraineté alimentaire, comme exigence immédiate avec un objectif à court ou moyen terme. Nous devons impérativement passer des avantages comparatifs aux besoins impératifs, de la sécurité à la souveraineté et à la dignité, de l’importation à la production locale…
Pour cela, je propose cinq réformes urgentes à adopter, comme première étape dans un projet politique global de souveraineté alimentaire avec ses dimensions agricoles, sociales, environnementales et climatiques :
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Une réforme agraire radicale qui fixe la taille minimale à cinq hectares indivisibles (sauf dans les oasis anciennes) et la taille maximale à 100 hectares, avec des « paliers » intermédiaires inversement proportionnels à la pluviométrie moyenne : plus la pluviométrie est élevée, moins le plafond est élevé.
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Une redistribution les terres « domaniales » par petites surfaces d’environ entre cinq et dix hectares indivisibles et non « revendables » pendant une période de 30 ans ou plus, au profit des héritiers éventuels des anciens propriétaires, quand c’est le cas, des paysans sans terre ou ceux ayant moins de cinq hectares et aux jeunes sans emploi fixe à commencer par les enfants des paysans.
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La mise en place un système Bonus / Malus écologique pour l’attribution des subventions, crédits et autres soutiens financiers de l’Etat (par exemple, moins de pesticides et antibiotiques et plus de semences et variétés locales).
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La surtaxe ou l’interdiction de l’exportation des produits agricoles « obtenus » grâce à l’irrigation… et réserver les subventions et les aides publiques aux productions agricoles alimentaires destinées au marché local.
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La sortie du secteur agricole de toutes les conventions internationales dont l’ALECA, les accords bilatéraux et ceux de l’OMC, dans une démarche volontariste de rupture avec le système alimentaire mondial et du marché alimentaire global.
En dehors de la volonté politique, le pays dispose de tout ce dont nous avons besoin pour mener cette réforme vitale dans les meilleures conditions possibles. Alors pourquoi attendre une nouvelle pandémie d’une ampleur plus grande que le covid-19 ou une grosse crise économique globale pour bouger ?
• Comment respectez les droits des générations futures à un environnement sain et vivable ?
C’est un changement radical des mentalités des producteurs, des décideurs et des consommateurs qu’il faudrait impulser pour tenter de protéger les droits des générations futures. Nous avons cette prétention criminelle de penser pouvoir vivre contre la nature qui aurait vocation à se soumettre à notre « intelligence » et à nos fantasmes illimités de domination. Nous nous comportons comme si nous étions totalement invulnérables et dotés d’une force surnaturelle. Nous surexploitons les ressources naturelles, détruisons la biodiversité et l’environnement, provoquons le réchauffement climatique, consommons jusqu’à l’obésité physique et mentale, amassons des fortunes inimaginables et méprisons les plus faibles et fragiles d’entre nous, sans penser qu’un « simple » tremblement de terre peut raser un pays entier en moins d’une fraction de seconde… Notre égoïsme individuel et collectif donne plus de droit au capital qu’aux générations futures. Nous nourrissons volontairement le capitalisme plutôt que les centaines de millions de personnes qui souffrent de la pauvreté, de la marginalité, de la sous-nutrition, des maladies et de la stigmatisation…
Il a fallu qu’un virus, traverse la planète comme une tempête pandémique, touche des millions de personnes et en emporte quelques centaines de milliers dans le monde pour nous rappeler l’énormité de nos faiblesses et l’insignifiance de nos prétentions et fantasmes de superpuissance.
Est-ce que cette pandémie dramatique réveillera assez de consciences pour qu’émerge, enfin, une nouvelle perception plus modeste et réaliste et surtout plus consciente de nos fragilités collectives et de notre « petitesse » face à la grandeur de la nature ? Je l’espère avec l’optimisme de la passion et de l’engagement et le pessimisme de la raison.
Dans tous les cas, il me semble que la seule manière de protéger les droits essentiels des générations futures est de mettre fin au système capitaliste qui se nourrit de la misère des hommes et des femmes et de la destruction du vivant et de la nature. La sanctuarisation de l’agriculture et de l’alimentation contre toutes les formes d’accaparement, d’accumulation, de domination et de destruction massive de la biodiversité et de la vie, est une première étape indispensable et vitale pour la construction d’un monde nouveau plus respectueux des droits des générations actuelles et futures.
A l’échelle de notre pays, les alternatives qui s’offrent aujourd’hui est de protéger les générations futures, demain, car ils sont très limitées. Nous avons le choix entre : poursuivre les politiques actuelles qui renforcent notre dépendance envers l’extérieur, appauvrissent notre paysannerie, détruisent nos ressources naturelles et notre environnement, participent au réchauffement climatique global et ignorent les droits de nos enfants et petits enfants ou adopter une nouvelle politique plus juste, plus écologique, plus respectueuse de la vie et plus souveraine, donc plus libre. C’est la seule manière pour protéger le pays et le monde contre la dépendance, les pandémies et la destruction de l’environnement et de la biodiversité.
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Est-ce que l’agriculture paysanne et vivrière est en mesure de nourrir la totalité de la population ?
La quasi-totalité des grandes institutions internationales, dont la FAO, affirment que l’agriculture paysanne nourrit déjà 80% de la population, alors que les grandes entreprises de l’agrobusiness ne participent qu’à hauteur de 20 % à l’alimentation du monde. Pourtant, on sait que plus que la moitié des terres agricoles est dans les mains de moins de 10 % de l’ensemble des producteurs agricoles, alors que les producteurs ayant moins de 10 hectares n’exploitent qu’environ le tiers des terres agricoles disponibles. C’est l’expression la plus parlante de l’injustice foncière et alimentaire.
Doit-on attendre une crise alimentaire encore plus dure que celle de 2007-2008 ou une famine, pour qu’on daigne réfléchir à un changement de paradigmes ? Doit-on vivre l’expérience d’un embargo hermétique et total, comme ce fut le cas avec l’Irak de Saddam, pour décider, enfin, de produire localement la totalité de nos besoins alimentaires ?
La Tunisie compte environ un demi-million de familles paysannes, qui ont un savoir-faire extraordinaire et un niveau inégalé de connaissances accumulées de générations en générations, dont on n’a pas d’équivalent dans les écoles les plus prestigieuses. Pourtant ses familles sont de plus en plus exclues et dépossédées de leurs ressources naturelles et de leurs premières sources de revenu par l’agrobusiness qui leur livre une compétition à armes inégales sur les ressources naturelles et sur les différentes aides directes et indirectes de l’Etat. Si nous les réinstallions au cœur de la politique agricole avec un accès suffisant et sécurisé aux ressources naturelles et matérielles nécessaires, elles seraient en mesure de nourrir dans d’excellentes conditions l’ensemble de la population tunisienne et pendant de nombreuses années encore. Pour cela, il faut commencer par admettre une chose simple ;contrairement à ce qu’affirment beaucoup d’experts et de décideurs, les paysans ne sont pas des contraintes et des obstacles au développement, mais une chance extraordinaire et un « potentiel » fabuleux pour, à la fois, construire une véritable politique de souveraineté alimentaire, développer une agriculture destinée à nourrir les humains, protéger la biodiversité et les ressources naturelles et sécuriser l’accès à l’alimentation pour tout le monde, aujourd’hui et demain.
Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir une souveraineté alimentaire et une protection de la vie sans les paysans et les paysannes. Prenons l’exemple des semences locales qui disparaissent de plus en plus rapidement au profit de l’industrie des semences nouvelles supposées être plus rentables et plus à même pour assurer une sécurité alimentaire à la population. En Tunisie, il existait une bonne cinquantaine de variétés de blé différentes qui dessinaient une cartographie écologique des céréales… Aujourd’hui, moins d’une dizaine de variétés différentes, principalement des variétés « industrielles », dites améliorées, sont cultivées dans le pays.
Que s’est-il passé pendant ces six ou sept dernières décennies ? Une véritable dépossession de la paysannerie qui avait l’habitude de produire ses propres semences à partir de leurs récoltes et qui s’est trouvée dépendante des marchés des semences industrielles qui nécessitent un renouvellement très fréquent et l’usage de fortes doses d’engrais et de pesticides… Se faisant, la paysannerie est passée d’un état d’indépendance céréalière relative à une dépendance quasi-totale.
Alors les paysans tunisiens sont en mesure de garantir seuls une souveraineté alimentaire, à condition de trouver une sorte de contrat politique qui les reconnaisse comme garants de la souveraineté alimentaire, de la protection des ressources naturelles, de la biodiversité végétale et animale et des actions et pratiques contre les changements climatiques, en contrepartie d’un statut social et économique qui les protège contre les catastrophes naturelles et les crises économiques.
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